ANALYSES

Nomination d’Ana Brnabić comme Première ministre serbe : l’arbre qui cachait la forêt

Tribune
26 juin 2017
Par Loïc Trégourès, docteur en science politique, spécialiste des Balkans
Élu dans des conditions particulières il y a quelques semaines, le nouveau président serbe Aleksandar Vučić a décidé de nommer au poste de Première ministre Ana Brnabić, déjà ministre sous le précédent gouvernement. Celle-ci présente la quadruple particularité d’être une femme, jeune (42 ans), d’origine croate et ouvertement homosexuelle. C’est évidemment une grande première dans la région et même au-delà, le contre-pied est tellement parfait que l’on se pince pour y croire. Or, c’est précisément là qu’il faut s’arrêter. Symboliquement, cette nomination ne représente certes pas une mauvaise nouvelle en soi, sauf pour ceux qui pensaient que leur tour était venu. Seulement, la politique n’est pas qu’une affaire de symbole, ce sont à la fois des actes et un rapport de force dans l’exercice du pouvoir.

Dans le cas présent, cette nomination pose deux problèmes. Le premier est que sa force symbolique est telle que personne, malheureusement pour elle d’ailleurs, ne va s’intéresser à ses compétences en tant que professionnelle, ni à son bilan de ministre dans le précédent gouvernement. On ne la jugera pas sur pièce, ni en positif, ni en négatif. Le second problème, qui renforce le premier, est que Brnabić est une technicienne sans autre soutien que celui de Vučić. Autrement dit, aucun rapport de force possible ne pourra exister entre les deux et chacun sait que tous les arbitrages sérieux se feront à la présidence, bien que la Constitution serbe confère l’essentiel du pouvoir au Premier ministre.

Malgré cela, comme au moment de sa visite à Srebrenica et au moment de l’envoi du train estampillé « Le Kosovo est la Serbie » au Kosovo, Aleksandar Vučić manœuvre une nouvelle fois très bien pour endosser le beau rôle, celui du conciliateur et modéré qui recherche courageusement le compromis, malgré sa propre base électorale et les démons de son peuple. Et on le félicite chaudement à Bruxelles pour cela. Il y a clairement un côté Frank Underwood (le personnage principal de la série télévisée House of Cards, ndlr) chez Vučić. Le commissaire Hahn, interrogé sur les pratiques autoritaires dans la région et sur la liberté de la presse qui recule, préfère parler de « realpolitik positive », sans que l’on sache très bien ce que cela signifie. Ce qui compte, c’est la stabilité, ce douteux mantra derrière lequel se cache une formule qui, en langue locale, se décline ainsi : « samo nek’ se ne puca », pouvant se traduire par « du moment que personne ne se tire dessus ». Ainsi, dans la crainte d’un introuvable conflit violent de même ampleur que dans les années 1990, on a pris le parti de se contenter d’adouber des hommes forts qui ont pour mission de veiller à ce que la région ne pose plus de graves problèmes. Aleksandar Vučić a très bien compris cette priorité européenne, c’est pourquoi il se présente depuis des années comme le garant de la stabilité de la région. Et c’est ainsi qu’il est effectivement perçu.

Or, dire que la Serbie de Vučić est un pôle de stabilité dans la région signifie deux choses. D’une part, on réhabilite l’idée qu’il n’y a rien de tel qu’un régime porté vers l’autoritarisme ou un homme à poigne pour assurer la stabilité d’un État. Cet argument, dévoyé de la théorie réaliste des relations internationales, est déjà discutable vis-à-vis du reste du monde (l’Égypte est-elle stable ?) ; mais il est surtout inconcevable à brandir à propos de pays candidats à l’intégration européenne légalement tenus d’en appliquer les principes démocratiques inscrits dans les traités européens. Au reste, on entendait déjà ce refrain de la garantie de stabilité du temps de Slobodan Milošević, avec le succès que l’on sait.

D’autre part, on se rend tout simplement aveugle sur l’action réelle de la Serbie envers ses voisins. Guerre des mots, révisionnisme et course aux armements avec la Croatie, provocation ferroviaire envers le Kosovo, participation active à la déstabilisation de la Macédoine depuis la défaite du VMRO – y compris en soutenant la prise d’assaut du parlement à Skopje le 27 avril dernier -, soutien feutré aux Serbes de Bosnie et du Monténégro que l’on peut difficilement qualifier d’éléments constructifs… Bref, de près ou de loin, il est tout simplement faux de prétendre que la Serbie de Vučić joue un rôle stabilisateur dans la région, c’est même tout le contraire. Ou alors, il faut comprendre cette assertion en la prenant dans l’autre sens : la Serbie de Vučić fait tellement la preuve de sa capacité à déstabiliser ses voisins que cela lui confère par contraste un rôle clé de pôle de stabilité, si toutefois elle se décidait à se comporter différemment.

Comment mener une politique intelligente et rationnelle lorsqu’elle repose sur un postulat erroné ? À moins que l’on en soit parfaitement conscient et que tout cela ne soit qu’un théâtre d’ombre, c’est très possible. Dans les deux cas, les jeunes – diplômés ou non – de toute la région s’en vont car ils n’y croient plus. L’échec européen dans les Balkans se trouve dans les bus et les trains qui vont vers l’Allemagne, l’Autriche ou ailleurs et qui emportent les forces vives de la région.

Pourtant, les faits sont là et ils sont têtus pour peu qu’on daigne y prêter de l’attention. Avant de nommer Ana Brnabić au poste de Première ministre, la cérémonie d’investiture de Vučić a été marquée par l’agression de plusieurs journalistes par des hommes de l’entourage direct du nouveau président, un sort également subi par les manifestants. Charge à chacun dans cette affaire de nomination de distinguer l’arbre de la forêt et d’en tirer les conclusions qui s’imposent, pour la Serbie et pour les Balkans.
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