ANALYSES

Trumperie linguistique

Tribune
22 mars 2017
Made for sharing! Pour vendre son projet olympique au pays du baron de Coubertin, Paris vante ses attraits et ses vertus avec un slogan en anglais. En attendant de savoir si ce choix linguistique permettra de réussir là où la capitale avait échoué dans le passé, sa mairie a invité le 16 mars 1000 startups à son Hacking annuel, histoire de faire du networking, de pitcher et de jouer à des reverse business pitch.

Quand on interroge les communicants de la capitale, il est expliqué que l’usage d’anglicismes s’impose parce qu’il est le langage de la modernité. Ainsi, ceux qui s’accrochent à la défense pusillanime et frileuse du français, une langue en voie de disparition, sont renvoyés au statut de victimes d’une « crispation identitaire ».

Pourtant, user et abuser d’anglicismes, n’est-ce pas tomber aveuglément, sans distanciation et sans effort intellectuel dans une pseudo-modernité importée, réductrice et facile ? Il ne s’agit pas devant les outrages faits au patrimoine linguistique de brandir l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui avaient imposé que tous les documents du Royaume soient rédigées en français ; ni encore d’agiter la loi Toubon de 1994 qui prévoit l’emploi du français dans les différentes circonstances de la vie sociale, telles que le travail, la consommation, la publicité, les médias, les services publics ou l’enseignement et la recherche. Il s’agit simplement d’être « soi-même », doté d’une langue et de ce qui va avec, pour créer, innover et communiquer avec une palette riche de « mots pour le dire », de références et de nuances, sources de créativité.

Rien ne résiste au français. Dans un recensement récent des 1000 concepts en usage en matière de développement (Dictionnaire du développement durable, ed. sciences humaines, 2015), on constate que quasiment aucun n’échappe à la traduction, c’est-à-dire au processus de « recréation » en français. Traduire les mots devenus aujourd’hui si courants comme empowerment, scalling up, crowdfunding, benchmarking, start up, networking, par capacitation, changement d’échelle, financement participatif, parangonnage, jeune pousse et réseautage est la méthode pour « rester en exercices. Elle permet ainsi de s’approprier des mots et donc des modes de pensée (et les modes de faire qui vont avec) dans des pratiques innovantes, mais aussi enracinées dans des apprentissages anciens.

En fait, le recours niaiseux aux anglicismes n’est pas seulement une « vulgarité » (comme le dit Erik Orsenna, Le Monde du 7/03/2017), une reculade ou une perte d’identité, c’est surtout un refus de créer du lien, une absence d’ouverture et une dénégation morbide de la différenciation. C’est aussi une trahison, mal vécue par ceux qui croient encore que la France a « quelque chose à dire » sur le terrain diplomatique, comme sur celui de la solidarité internationale et de ses applications dans divers domaines, politique, économique, culturel. On le constate de plus en plus fréquemment en Afrique où l’on entend dire : « la France nous laisse tomber ! ». Faut-il le rappeler : malgré la prédominance de l’anglais et du mandarin en tête des langues les plus parlées, le français, classé à la 7ème place, demeure le 3ème idiome le plus appris dans le monde. Avec 800 universités francophones, 816 alliances françaises et 96 instituts français, on dénombre 275 millions locuteurs francophones. Ils pourraient être plus de 700 millions en 2050, majoritairement en Afrique, mais ce pronostic reste très fragile si la France est la première à abandonner le terrain de la langue.

S’aligner benoîtement sur l’anglais, c’est aller vers un déclassement assuré sur tous les plans. Les vrais anglophones (ce qui ne se contentent pas du globish, l’anglais d’aéroport) sortiront toujours vainqueurs, tout simplement parce qu’ils jouent sur leur terrain, avec leurs règles du jeu. Dans ce combat, il est contradictoire de vouloir promouvoir une diplomatie d’influence, ambition récurrente de tous les gouvernements français, avec des outils et un vocabulaire (et donc un mode de pensée, des comportements et une convivialité spécifiques) importés. Un combat perdu d’avance. Comme on dit à Kinshasa : « c’est mesurer la profondeur du fleuve Congo avec le petit doigt ». Au pire, c’est une « trumperie » garantie, c’est-à-dire une trivialité doublée d’un refus de la diversité, une régression de l’intelligence.
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