ANALYSES

L’Afrique, épicentre de la bancarisation numérique

Tribune
20 décembre 2016
Le paysage financier est en plein bouleversement. Dans ce domaine, l’Afrique subsaharienne affiche une belle santé. La digitalisation financière s’y étend et les innovations que l’on rencontre sont parfois spectaculaires. Selon la Banque mondiale, 10 % des adultes y détiennent un compte permettant d’effectuer des transactions financières depuis un téléphone mobile, contre seulement 1 à 2 % en moyenne sur les autres continents. Ce déferlement de la finance mobile appartient à une révolution déjà rejointe par les jeunes pousses étiquetées « fintech ». Ceux-ci mobilisent un tiers des investissements alloués aux entreprises africaines dans les nouvelles technologies.

Cette effervescence tient à deux facteurs simultanés : la sous-bancarisation africaine et l’explosion de la téléphonie mobile.

En moyenne, seulement une famille africaine sur cinq détient un compte dans une banque classique. Le taux de bancarisation est très variable, allant de 1,5 % au Niger, 5 % en République centrafricaine, en RD Congo et en Guinée, à plus de 25% en Côte d’Ivoire et jusqu’à 80 % à Maurice (Cnuced, 2016). Les obstacles à l’intégration financière sont de plusieurs sortes. L’éloignement physique des banques explique notamment pourquoi une majorité de la population rurale n’a pas accès à leurs services.

La croissance de la téléphonie, en revanche, a été exponentielle. En 2000, on comptait un téléphone pour 50 personnes. 15 ans plus tard, selon une étude de Wireless Intelligence, le nombre d’abonnés atteignait 600 millions (mettant l’Afrique en passe de devenir le deuxième marché continental de la planète après l’Asie) pour une population totale ayant franchi le cap du milliard de personnes. Soit un téléphone pour moins de 2 personnes. L’usage d’internet s’est parallèlement accru de manière vertigineuse. Selon les données de l’Union internationale des télécommunications, 16% des Africains y ont accès en 2016 et l’Afrique compte 60 millions d’internautes réguliers. Le cabinet McKinsey estime que ce taux devrait passer à 50% en 2025. Cette démocratisation massive du téléphone portable aura permis la constitution de grands groupes télécoms qui opèrent le plus souvent à l’échelle de sous-ensembles régionaux (Orange, Bharti, Vodafone) et à la structure capitalistique africaine pour quelques géants du secteur (MTN, Orascom).

Des villages sont couverts par le réseau télécom alors que les agences bancaires ne sont souvent présentes que dans les grandes villes. Dans ce contexte, l’e-banking est en plein essor. Les abonnés peuvent ouvrir un compte, vérifier leur solde, régler des factures ou transférer par SMS de l’argent. Il achète un temps de communication qui est ensuite transféré sur le compte du téléphone portable du bénéficiaire qui peut l’encaisser. Le Kenya a été pionner en la matière avec M-Pesa (argent en swahili), créé en 2007 par Safaricom et dont les transactions traitées sont équivalentes à celles de toutes les banques du pays. En 2016, il comptait plus de 20 millions d’utilisateurs, soit un Kenyan sur trois, et s’était développé en Afrique du Sud, en Tanzanie, en Afghanistan et en Inde. Econet au Zimbabwe a également connu un vif engouement avec un produit d’assurance-vie lié à l’utilisation du téléphone. Nécessité fait loi. D’autres utilisations de la banque mobile sont possibles. C’est cette raison simple qui explique principalement l’ébullition constatée en matière de services aux PME délaissées par les banques. Elles reçoivent un meilleur accueil auprès de plates-formes telles que Merchant Capital ou Rainfin en Afrique du Sud qui ont une connaissance fine de leurs besoins. L’e-banking est de plus en plus utilisé pour les transferts des migrants. Il peut aussi servir au paiement des salaires des militaires éloignés de leur base, sécurisant ainsi la chaîne de paiement en la distinguant de la chaîne de commandement, évitant ainsi les « prélèvements » par les officiers peu scrupuleux (comme en RDC et en Tanzanie).

Le crédit aux petits agriculteurs est également concerné car le mobile offre la possibilité d’étendre l’accès aux services financiers vers les zones rurales reculées. Les transactions sont aussi plus rapides ; normalement, le versement d’un petit crédit peut prendre plusieurs semaines, contre seulement une à deux heures avec un compte mobile. Dans cet esprit, le Ghana a mis en place un système de banques rurales pour traiter les paiements destinés aux cultivateurs de cacao. En Ouganda, Ensibuuko permet à des coopératives d’offrir des services financiers mobiles à leurs membres grâce à une application mobile, MoBis (Mobile Banking & information software). Les agriculteurs consultent leurs relevés de compte et effectuent des demandes de transactions financières depuis leur téléphone. Elles sont traitées au niveau de la coopérative, sur un serveur informatique où sont numérisées les données bancaires. D’autres services mobiles ne sont pas à proprement parler des services bancaires, mais facilitent tout autant l’accès au crédit. On connaît l’essor des nombreuses plates-formes mutualisant les informations indispensables sur la météo, sur les marchés et sur les prix. FarmDrive offre une application kenyane qui propose un outil d’évaluation des demandeurs de crédit. Ceux-ci remplissent des informations relatives à leur exploitation (surface, rendements, intrants utilisés) et, sur cette base, FarmDrive élabore des rapports permettant de confirmer ou non la solvabilité future des paysans emprunteurs.

De nombreuses difficultés subsistent. Mais la rapidité et le caractère relativement peu onéreux des transactions mobiles offrent de grandes possibilités pour l’extension de l’accès aux personnes exclues de la bancarisation classique. Le foisonnement des innovations financières en direction du bas de la pyramide positionne l’Afrique comme pionnière. De surcroît, l’utilisation des technologies déployées par les fintechs ouvre la voie à l’inclusion d’autres services (e-santé, e-assurance, e-éducation, etc.). Jusqu’à présent, les fintechs africaines n’ont pas ou peu tiré profit de la masse de données qu’elles drainent quotidiennement. L’analyse de ces méga-données permettra probablement de mieux cibler leur clientèle, avec des offres plus adaptées et de réduire les risques.

Si la vague des fintechs est stimulante en raison de son impact socio-économique majeur pour le continent, elle doit toutefois être nuancée. Le taux d’échec est très élevé, tandis que les médias oublient souvent des difficultés inhérentes à ce secteur. Les obstacles sont nombreux : cadres réglementaires instables et différents selon les pays, infrastructures limitées, coûts de la bande passante et de l’équipement de base élevés, faibles niveaux d’alphabétisation de la clientèle, faibles effets de réseau, marchés ciblés réduits.

Comme il est logique, une concentration du secteur est en cours. Les opérateurs de services virtuels et les banques tendent à s’associer pour renforcer leurs services (consultation des comptes, transfert d’argent, paiement de factures, prêt bancaire) et élargir leur couverture. Citons l’union entre MTN avec la Standard Bank en Afrique du Sud, celle entre la Commercial Bank of Africa (CBA) et Safaricom au Kenya créant M-shwari, entre Airtel et Equity Bank dans le même pays ou celle entre des institutions de microfinance et M-Birr en Éthiopie.

Comment s’assurer de la viabilité du système ? Comment éviter que n’advienne une bulle financière dans un marché mal régulé ? Des codes (The GSMA Mobile Money Code of Conduct, the SMART Campaign et the UN Principles for Responsible Investment) ont vu le jour, mais ils restent embryonnaires dans un écosystème foisonnant et indiscipliné. La connectivité est essentielle, mais pas suffisante, pour récolter tous les dividendes numériques. Les investissements devront être appuyés par des « compléments analogiques » : des réglementations, des compétences et des institutions responsables.
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