ANALYSES

Le paradoxe des urnes

Presse
6 décembre 2016
Interview de Sylvie Matelly - La Croix
La fin de la guerre froide n’a-t-elle été qu’un événement stratégique et géopolitique majeur ? Ce fut aussi un fait économique de toute première importance : la fin de l’un des deux systèmes économiques en cours à ce moment-là. C’était la fin de l’histoire, la preuve pour beaucoup de dirigeants occidentaux de la pertinence du système capitaliste donc des valeurs qui le fondent, en tête desquelles se trouve le libéralisme. Les choix politiques libéraux qui avaient été initiés à partir de la fin des années 1960 puis dans les années 1970 et 80 s’en trouvaient plus que jamais légitimés. Le consensus de Washington (1) en 1994 universalisait cet ultralibéralisme et ouvrait la voie à une dérégulation généralisée.

Vingt-quatre ans plus tard, c’était LA crise, une crise financière majeure, et les mêmes qui avaient œuvré pour la dérégulation se mirent à réclamer des règles nouvelles et des interventions politiques fortes afin d’éviter le pire. La question fut posée de savoir si l’ultralibéralisme avait vécu, et ce, d’autant plus qu’au-delà de la crise en elle-même, cette dernière mettait plus en évidence que jamais les effets pervers des choix faits trente ans plus tôt : la montée des inégalités, une dépendance extrême à la croissance économique et des conséquences environnementales inquiétantes. Les mouvements contestataires se multiplièrent partout dans le monde, les votes devinrent de plus en plus populistes, extrêmes, aujourd’hui imprévisibles, traduisant une volonté de changement et le rejet de la mondialisation ultralibérale.

Est-ce que, pour autant, le paysage politique qui se dessine actuellement apportera des réponses et apaisera les tensions ? Rien n’est moins sûr, à court terme dans tous les cas. L’élection de Donald Trump, comme le choix du Brexit pour le Royaume-Uni, ou, plus récemment en France, le score de François Fillon aux primaires de la droite ont surpris nombre d’observateurs ; le dire constitue une banalité. Beaucoup ont parlé de déni pour expliquer les erreurs des sondeurs et des analystes de toute nature. Ils ont probablement raison.

Les économistes en ont également pris pour leur grade, accusés de soutenir que le libre-échange a du bon et de refuser de voir ou d’intégrer dans leurs modèles les effets pervers de la mondialisation. Ils n’auraient pas pris toute la mesure des inégalités, du déclassement et du mal-être ambiant. C’est vrai qu’il y a eu, là aussi, une sorte de déni qui était fondé sur l’idée qu’au fond en entraînant la croissance et un développement économique plus universel que jamais, tous les individus en profiteraient à un moment ou à un autre, d’une manière ou d’une autre.

La principale erreur de jugement des économistes est de n’avoir pas su identifier et interpréter le ressenti des individus dans ce contexte : celui d’un sentiment d’injustice profond créé par les inégalités et qui se révèle plus fort que celui suscité par la pauvreté. Ce phénomène n’est pas statistique et c’est pour cette raison que les statistiques ne viennent pas corroborer le ressenti des individus : le déclassement, par exemple, n’est pas une réalité sauf pour une minorité.

Une autre erreur réside dans l’appréciation de la concurrence. Dans la mondialisation libérale, la concurrence s’est immiscée partout entre les individus, les travailleurs, les entreprises, certes, mais aussi les pays ou les régions. Elle redéfinit la valeur de tout au plus grand profit du consommateur, consommateur dont les besoins ne sont jamais totalement satisfaits, et qui par définition, finit par en être frustré ! Cette concurrence, devenue globale, est une échelle probablement plus juste que les privilèges dus à son nom, à son lieu de naissance ou à son origine sociale. Pour autant, elle rétrograde voire marginalise ceux dont les compétences ne sont plus au top niveau parce qu’ils n’ont pas de diplômes ou n’ont pas réussi à s’adapter.

Enfin, la contestation est aussi nourrie par l’incapacité des politiques à améliorer une situation, à régler les problèmes. Il est vrai que la mondialisation réduit les marges de manœuvre des pouvoirs publics et, dans le même temps, l’efficacité des politiques publiques. Cependant, elle n’empêche pas de lutter contre l’argent sale, la corruption, les paradis fiscaux et les trafics en tout genre, phénomènes d’autant plus choquants qu’ils amplifient encore les inégalités…

C’est tout cela qui est exprimé par les votes ou les refus de voter des électeurs. Pour autant, et c’est là tout le paradoxe des urnes aujourd’hui, les programmes ne garantissent en rien qu’on va vraiment régler ces problèmes. À court terme tout au moins, les baisses d’impôts annoncées par M. Trump seront favorables aux plus aisés, quand le protectionnisme augmentera certainement les prix donc pénalisera les plus pauvres… Une chose est sûre, par contre, la mondialisation si contestée n’en sera que plus affectée, les pays du Nord se repliant toujours plus sur eux-mêmes. Le pari fait par les politiques de ces pays est que dans un deuxième temps, cela leur rendra leurs marges de manœuvre et relancera leur économie, l’emploi et le pouvoir d’achat. Ce pari repose toutefois sur un élément qu’ils ne maîtrisent pas, la capacité des pays du Sud, Chine en tête, à stimuler leur propre consommation pour éviter une nouvelle crise mondiale.
Sur la même thématique
Une diplomatie française déboussolée ?