ANALYSES

Les Etats-Unis, sur le point de perdre le contrôle stratégique (et historique) de l’océan Pacifique

Presse
2 décembre 2016
Dans le Pacifique, la Russie semble chercher à gagner davantage d’influence. En outre, lors de l’Apec, le président philippin Rodriguo Duterte a rencontré Vladimir Poutine et Xi Jinping, derrière qui il s’est clairement rangé. Quelles sont aujourd’hui les dynamiques à l’œuvre dans cette région ?

Jean-Vincent Brisset : Il se dit beaucoup, depuis quelques mois surtout, que la Russie, rejetée par l’Occident qui la sanctionne en raison de l’annexion de la Crimée, du conflit en Ukraine et de son alliance avec Bachar el-Assad en Syrie, se tourne vers la Chine. C’est sans doute réducteur. En fait, la Russie reste impliquée en Europe, avec laquelle elle aimerait sans aucun doute avoir de meilleures relations. En Syrie, elle garde aussi un engagement qui ne faiblit pas et elle a même des embryons de coordinations militaires, qui semblent aller plus loin que la simple déconfliction, avec les États-Unis.

Les relations avec la Turquie, concrétisées par l’établissement d’une ligne directe, semblent aussi s’améliorer, d’autant qu’elles forment un contrepoint avec les condamnations de l’Union Européenne.

Les nouvelles initiatives en direction de l’Asie sont avant tout la concrétisation d’un vrai retour d’une Russie qui, désormais, a les moyens et la volonté de reprendre une place au premier plan comme puissance d’envergure mondiale. On a effectivement eu quelques déclarations communes avec les Chinois, mais on ne sait pas si elles se traduiront dans les faits par une modification importante des rapports entre les deux pays. Avec le Japon, les choses sont plus compliquées, en particulier à cause d’un récent déploiement de missiles russes sur les Kouriles, qui demeurent un objet de contestation. La toute prochaine visite de Vladimir Poutine à Tokyo permettra probablement de clarifier certaines positions.

Dans le paysage du Pacifique, les dynamiques sont largement liées à des revendications, simplement sino/nippones sur les Senkaku (Diaoyu) en Mer de Chine orientale alors qu’elles sont multiples et croisées sur les Paracels, les Spratleys et quelques autres zones de récifs en Mer de Chine du Sud. Dans le cas des Senkaku, on reste donc largement dans le bilatéral, même si les Etats-Unis ont effectué, pour montrer leur détermination à soutenir leurs alliés, des vols militaires dans une zone créée par les Chinois.

En Mer de Chine du Sud, les revendications sont plus complexes, tant par leur multiplicité que par la taille des zones concernées. Depuis des années, les riverains membres de l’Asean tentent d’afficher une position commune et d’imposer à l’organisation la publication d’un code de conduite qui pourrait s’imposer à la Chine. A ce jour, celle-ci a toujours réussi à bloquer l’adoption d’un tel texte en « soudoyant » des pays de l’Asean, Laos et Cambodge en particulier. Pékin a été très actif récemment, en particulier en construisant de vraies bases militaires sur quelques récifs et en affirmant une souveraineté sur la quasi-totalité de cette mer. A la suite d’une plainte des Philippines, la cour d’arbitrage de la Haye a condamné la Chine, qui nie la compétence de cette instance alors qu’elle a ratifié la Loi de la Mer. A ce jour, Pékin n’accepte pas le verdict. On aurait pu croire que Manille se baserait sur ce jugement (12 juillet 2016) pour conforter ses positions. En fait, le Président Duterte, élu deux semaines plus tôt, a beaucoup surpris en adoptant une attitude très différente. Courtisé par Pékin, il a d’abord annoncé qu’il s’en rapprocherait et abaisserait fortement le niveau de coopération avec Washington. Depuis, il multiplie les déclarations, souvent contradictoires, et semble ne pas être complètement suivi au sein même de son gouvernement. Dans toute la zone, Pékin poursuit son action. Très peu à l’aise face au multilatéral et aux alliances, la diplomatie chinoise, comme à son habitude, cherche à tout ramener à des dialogues bilatéraux et à des traitements différenciés. Le Vietnam reste le pays le plus opposé aux prétentions chinoises, au point de demander de plus en plus ouvertement une aide américaine et à s’ouvrir de nouveau à une présence militaire russe. Toutefois, son économie reste très liée à celle de son grand voisin et le jugement de la Haye ne lui est pas vraiment favorable.

Face à la hausse croissante des influences russe et chinoise sur le Pacifique, quelle est la réponse apportée par les États-Unis ? Faut-il « craindre » un désengagement ? Quelles en seraient les conséquences ?

Dès la campagne de 2008, le candidat Obama et la future Secrétaire d’Etat Clinton prônaient un plus grand engagement de leur pays en direction du Pacifique. Cela a été assez rapidement mis en œuvre, surtout sur le plan militaire. Souvent, quand on s’intéresse au « pivot » américain, on pense que les forces qui ont été retirées en Europe ont été redéployées en direction du Pacifique. En fait, cette réorientation a autant souffert des réductions budgétaires que de la nécessité de ne pas quitter complètement l’Afghanistan et de combattre l’Etat Islamique en Irak et en Syrie. Dans les faits, les moyens en place face à la Chine, tant matériels qu’humains, n’ont guère évolué globalement. Tout au plus la géographie du déploiement a été modifiée, avec une légère diminution au Japon et en Corée, un effort en direction des Philippines et de Singapour et la création d’une base de Marines en Australie. Ces initiatives militaires se sont, bien entendu, accompagnées de pendants diplomatiques, qui ont permis de gagner quelques facilités d’escale et de stationnement. Une avancée beaucoup plus importante avait été tentée par la création d’un Partenariat Trans-Pacifique, vaste traité de libre-échange réunissant 12 pays (États-Unis, Canada, Mexique, Chili, Pérou, Japon, Malaisie, Vietnam, Singapour, Brunei, Australie et Nouvelle-Zélande) qui représentent 40% du PIB mondial, et dont la Chine était écartée. Le traité a été signé le 4 février 2016, mais il est remis en cause par le futur président des Etats-Unis.

Donald Trump fait valoir une approche protectionniste et non-interventionniste de la politique et de la géopolitique. Pour autant, les États-Unis peuvent-ils se permettre de perdre de leur influence sur l’Asie ?

On est encore très largement dans les supputations au sujet des politiques que suivra Donald Trump et il serait très prétentieux (et très risqué) de vouloir affirmer quoi que ce soit. Tout au plus peut-on penser qu’un certain repli des Etats-Unis sur eux-mêmes est probable, sans que l’on n’ait davantage de visibilité sur leur agenda. Ceci est d’autant plus vrai qu’il est tout aussi difficile d’anticiper les évolutions de la politique chinoise et des relations de Pékin avec ses voisins.

Il est probable que, au nom de la liberté de circulation et en se prévalant du jugement de la Haye, les navires de la Navy continueront d’être très présents en Mer de Chine du Sud. L’annonce du renoncement au Partenariat Trans-Pacifique, s’il se confirme, sera sans doute le plus important changement d’orientation. Il semble que la nouvelle administration voudrait le remplacer par une série de relations bilatérales. La relation entre Washington et chacune des capitales de la région pourrait ainsi sortir de l’approche plutôt globale et indifférenciée adoptée jusqu’alors pour quelque chose de plus différencié. Cela donnerait certainement plus de souplesse et la possibilité de mieux adapter à chaque cas la profondeur des relations politiques et même militaires. Mais la grande inconnue reste l’orientation que prendront les rapports avec la Chine, qui demeure toujours assez imprévisible. Ceci est particulièrement vrai dans une période où toute faiblesse de l’économie chinoise pourrait avoir des conséquences sur la stabilité du pays et où l’autorité de Xi Jinping n’est peut-être pas aussi assurée qu’il n’y parait.
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