ANALYSES

« On nous impose une identité majoritaire, blanche et chrétienne »

Presse
22 novembre 2016
Interview de Béligh Nabli - Rue89 Lyon
Depuis quelques mois, et surtout depuis les attentats de 2015, on n’a que le mot « République » à la bouche. Que révèle, selon vous, cette obsession de la République ?

Cela révèle l’absence de réponse aux problèmes actuels. Plutôt que de se lancer dans des discours complexes, les politiques optent pour une réponse a priori facile et consensuelle. Dès lors, le discours « républicain » tente de combler un double déficit en termes d’offre et de résultats politiques.

Tout le monde est républicain mais il existe des visions conflictuelles de la République et de la Nation…

La notion de « République » revêt divers sens : elle renvoie à la fois à la chose publique (Res publica) et à l’Etat, à une forme de gouvernement (opposée à la monarchie) et à un système de valeurs. Le débat actuel porte essentiellement sur sa dimension axiologique : les responsables politiques invoquent les valeurs républicaines comme si elles allaient de soi. Or la crise actuelle est une crise de valeurs communes. Il suffit d’interroger la devise de la République.
•Quel est le sens de « la liberté » au moment l’état d’urgence devient un « état normal » ?
•Que signifie « l’égalité » dans une société d’inégalités sociales et territoriales ?
•Que signifie « la fraternité » dans une société où l’individualisme prime et dans laquelle la solidarité avec les réfugiés se manifeste a minima.
•Que signifie la « laïcité », lorsque ce principe fondamental défini par la Loi libérale de 1905 est détourné de son sens profond pour être instrumentalisé ?

D’un côté, on aurait cet idéal républicain comme projet porté par la devise « liberté/égalité/fraternité », de l’autre certains ne se considèrent comme membres de la République alors qu’ils sont français. Est-ce un problème de transmission de ces valeurs, notamment à l’école ?

L’école française, » institution reine » de la République est devenue une machine d’ « autoreproduction sociale », une machine à creuser les inégalités (voir les rapports successifs de l’OCDE). Soit exactement le contraire de sa vocation première dans l’idéal républicain.

Le cœur de la défiance se situe dans cette promesse de mobilité sociale de moins en moins tenue. Difficile, dans ces conditions, de croire encore dans la méritocratie républicaine. Surtout que dans une société, qui une fois sortie de l’école, l’héritage (ou le capital économique, social et culturel) continue de primer sur le travail.

Vous pointez une autre question : les enjeux de la vie de la cité sont appréhendés sous l’angle de l’identité. En quoi est-ce un problème ?

Dans le monde politique comme médiatique, on souligne les identités des uns et des autres. D’une part, il s’agit d’une grille de lecture anti-républicaine puisque la République ne reconnaît pas les origines. D’autre part, cette vison tend à se substituer à une grille de lecture sociale, par classes sociales.

On assiste à une « identitarisation » de la société française qui renvoie à une vision communautariste de la société que l’on est censé combattre. Ce discours est porté par des intellectuels et éditorialistes comme Alain Finkelkraut ou Elisabeth Lévy mais aussi par nombre de responsables politiques, nationaux et locaux, de droite comme de gauche.

Une dérive que l’on constate y compris de la part des agents de l’Etat comme l’atteste la dernière « alerte enlèvement » lancée dans la soirée du mardi 18 octobre, dans laquelle le ravisseur présumé (le père d’un bébé recherché) a été décrit – avant que la formulation ne soit rectifiée par les services du ministère de la Justice – comme un individu de «race noire».

Durant l’été dernier, dans l’affaire de la « rixe de Sisco », le procureur de la République de Bastia a présenté les protagonistes comme étant d’un côté des « villageois » et de l’autre une « famille maghrébine ».

Comment la République qui se voulait porteuse des idées de progrès ou d’émancipation est devenue identitaire ?

Cette dérive identitaire n’est pas propre à la droite ou à l’extrême droite. Une partie de la gauche adopte cette grille de lecture identitaire, à travers la « laïcité de combat ». La Laïcité est un principe juridique de séparation de l’Etat et des religions (nul ne doit s’immiscer dans les affaires de l’autre), qui garanti notamment la neutralité religieuse de l’Etat (c’est-à-dire de ses agents) et la liberté de conscience (croire ou ne pas croire). Cette conception a été consacrée par la grande loi de 1905.

Or, on constate à gauche l’affirmation et le développement d’une conception plus intrusive de la laïcité : la neutralité religieuse devrait également s’imposer aux individus dans l’espace public. Un discours qui rejoint, in fine, une construction discursive née à l’extrême droite et qui fait de l’arabo-musulman (même citoyen Français) un ennemi intime de la France, et aujourd’hui celui de la République laïque.

La question de l’identité ne doit donc pas être posée ?

La question de l’identité de doit pas être tabou dès qu’il s’agit de définir les valeurs communes d’une nation.
Mais, aujourd’hui, le débat n’a rien de constructif puisqu’il revient à imposer une identité majoritaire, blanche et chrétienne pour aller vite, à l’ensemble des Français.

C’est la « tyrannie de la majorité » pour paraphraser Alexis de Tocqueville. La République est « une et indivisible », mais la société française est multiculturelle, il n’y a pas forcément de contradiction dès lors que l’on accepte l’idée de citoyens aux identités multiples mais qui s’identifient tous à des valeurs et lois communes.

Les vagues d’immigration ont changé le visage de la France mais il semble difficile de reconnaître cette société multiculturelle.

On est dans une situation de déni de la société multiculturelle. Le phénomène est aujourd’hui décrié alors que, dans les années 80, on le valorisait.

On confond la reconnaissance d’un phénomène social avec la doctrine multiculturaliste qui n’est pas dans notre tradition républicaine.

Pour moi, la cause de ce déni tient au refoulé colonial. L’affaire du burkini montre très bien qu’en France, pour un certain nombre de personnes, il faut se vêtir dans l’espace public suivant des normes sociales non définies par la loi de la république, mais par une vision déformée de l’ordre public et de la laïcité. Il a fallu attendre la décision du Conseil d’Etat pour que l’Etat de droit soit rétabli; mais la bataille idéologique, elle, continue…

Comment articuler une société de plus en plus multiculturelle et une République « une et indivisible » qui ne reconnaît pas d’appartenance particulière ?

Tout d’abord, en étant honnête historiquement. C’est une offense à l’histoire nationale de vouloir la résumer à « nos ancêtres les Gaulois ». Notre histoire nationale est plus riche et complexe. De même que l’histoire de la République. Elle est l’héritière des Lumières et de la révolution de 1789. Mais elle a aussi développé un discours racialiste et colonialiste. ce n’est dans l’intérêt de personne de taire cet héritage complexe.

Lorsque François Hollande place son quinquennat sous les hospices de Jules Ferry, il revendique l’héritage du bâtisseur de l’école publique mais il semble ignorer que Jules Ferry est aussi celui qui a prôné la colonisation et la mission civilisatrice de la France au nom des valeurs de la République.

Ensuite, comme je l’ai déjà dit, il faut donner du sens au valeurs de la République. C’est un projet à réaliser, non un acquis.
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