ANALYSES

L’Europe face au Brexit : certains espèrent-ils le pire ?

Tribune
4 novembre 2016
Le fait que Theresa May soit décrite dans plusieurs capitales européennes comme la représentante d’un euroscepticisme extrême témoigne de la confusion résultant du nouvel équilibre des forces au sein de l’UE et de la zone euro. Alors que la plupart des bureaucraties nationales ont eu tendance, au cours des dernières décennies, à réduire leur positionnement sur tous types de sujets à la notion de « projet européen », elles se sont en réalité retrouvées marginalisées dans le cadre du leadership allemand. Dans ce contexte, la plupart des gouvernements européens estiment que la crise de l’UE alimente leur propre discrédit sur leur scène nationale respective et semblent davantage pris d’anxiété face au Brexit que leurs homologues allemands.

La France est un bon exemple de cette tendance, le pays étant confronté simultanément à la défaillance de son système économique et au déclin de son influence politique, malgré l’ambition traditionnelle de l’élite française à occuper le devant de la scène politique européenne. Même si le gouvernement britannique était prêt à abandonner sa ligne rouge sur l’immigration européenne, par exemple, pour faciliter l’accord du Parlement sur l’accord dans son ensemble, l’establishment des Etats membres les plus remontés ne se rallierait pas nécessairement à l’idée d’une association mutuellement bénéfique. Un apaisement sur la question de l’immigration encouragerait certainement un déplacement de l’équilibre en Europe en faveur d’un « soft Brexit ». Toutefois, aux yeux de certains cercles gouvernementaux européens, un Brexit indolore compromettrait non seulement l’intégrité de l’Union dans son ensemble, mais porterait surtout atteinte à leur propre légitimité politique.

Ce fut une surprise pour quiconque ayant à l’esprit les débats acrimonieux au sujet du renflouement grec que le gouvernement allemand prît, cette fois, une position plus favorable envers la Grande-Bretagne à la suite du référendum que celle de la plupart des autres gouvernements européens. Même Wolfgang Schäuble, connu de par le monde pour sa dureté politique et sa rhétorique incendiaire, s’est efforcé d’afficher une certaine retenue depuis le 23 juin. A l’opposé, les menaces les plus sévères ont été exprimées, au mépris de la logique économique, dans ce qui fait désormais office de périphérie politique de l’Allemagne.

Ayant à l’esprit l’excédent commercial de l’Allemagne vis-à-vis du Royaume-Uni, qui s’est élevé à 51 milliards d’euros en 2015 (pour 90 milliards d’euros d’exportations) , Angela Merkel a été jusqu’à adopter un ton plutôt conciliant au lendemain du référendum. Après s’être envolé pour Berlin aux côtés de Matteo Renzi afin d’harmoniser la réponse des pays fondateurs de l’UE, François Hollande a emboîté le pas de la Chancelière et opté pour une position plus favorable que celle qu’il avait affichée au cours de la campagne référendaire. La désescalade s’est cependant révélée de courte durée vers la fin de l’été. Il est alors devenu clair que le Brexit est perçu comme une menace existentielle moins par l’Allemagne (ou même, dans une certaine mesure, au sein des institutions européennes) que par les autres bureaucraties nationales.

Depuis plus de trois décennies, les cercles étatiques de pays comme la France et l’Italie invoquent le projet européen (et la convergence monétaire en particulier) afin de se dérober à leurs responsabilités traditionnelles et à accroître simultanément leur mainmise informelle sur le secteur privé. Le fait qu’ils aient sapé les fondements du capitalisme dans leur pays tout en prétendant promouvoir les mécanismes de marché ajoute à la crise de sens qui les afflige. Bien que la cote de popularité de François Hollande s’effondre en deçà de 5% et que la situation politique et sociale du pays semble virer à la crise de régime, aucun de ses successeurs potentiels ne semblent prêts à s’engager sur une voie plus pragmatique, notamment en ce qui concerne leur réaction au Brexit.

Le départ du Royaume-Uni est un problème indubitablement complexe. Les réactions de déni ne peuvent en revanche qu’aggraver la situation. Le débat continental sur les termes du Brexit a pris un mauvais départ puisqu’il repose implicitement sur l’idée que le Royaume-Uni cherche à quitter un océan de progrès et de prospérité. Le déni quant à l’état de l’Union européenne est un réflexe politique récurrent, mais le problème semble s’aggraver, surtout à Paris, où les discours fédéralistes ont désormais tendance à dégénérer en appels à une politique de la terre brûlée. Le glissement rhétorique d’une bienveillance affichée vers le répertoire des représailles révèle l’angoisse de la bureaucratie face à l’impasse politique et économique actuelle, qui s’étend bien au-delà de la question du Brexit.

Cette inquiétude est compréhensible. Dans le cadre européen actuel peu d’options s’offrent aux dirigeants pour apaiser les craintes que le Brexit ne préfigure une reconfiguration plus générale. Depuis le référendum, plusieurs d’entre eux ont appelé à un bond en avant fédéraliste afin de signifier au monde la survie du projet européen. Ils éprouvent cependant la plus grande difficulté à trouver des domaines où ces appels puissent être pris au sérieux. La zone euro n’en fait certainement pas partie. L’opinion allemande reste fondamentalement opposée aux mécanismes de mutualisation (des dettes publiques ou du risque bancaire) et aux constructions institutionnelles que les adeptes de la théorie des « zones monétaires optimales » estimeraient à même de pérenniser la zone euro. De façon plus importante, la coordination macro-économique entre gouvernements est, huit ans après l’éclatement de la crise, tout simplement inexistante au-delà d’une vision strictement fiscale de la réalité, au sein de la zone euro et dans l’Union européenne plus largement.

Bien que le Royaume-Uni pâtisse de ses propres excès économiques, ceux-ci ont pour le moins été aggravés par le chaos de la zone euro, qui a alimenté le long épisode de surévaluation de la livre sterling, un déficit courant spectaculaire et la bulle immobilière. Des représailles bureaucratiques contre le Royaume-Uni sous forme de droits de douane ou d’une offensive généralisée contre le statut de Londres comme principal centre financier européen produiraient une strate supplémentaire d’instabilité économique, discréditeraient davantage les bureaucraties nationales et affaibliraient l’UE à un niveau critique.

Le vote britannique résulte d’un entremêlât de causes diverses. Il serait certes exagéré de le réduire à une manifestation de xénophobie généralisée mais il serait naïf en revanche de le célébrer comme le triomphe de la raison populaire. Dans tous les cas, le Brexit met à nu, de façon inédite, les lignes de fractures qui traversent et paralysent l’Union européenne. L’éthique de responsabilité devrait inciter tous les gouvernements européens à élaborer une solution qui respecte à la fois le choix du peuple britannique et nos intérêts communs. La préservation du commerce intra-européen (en créant un cadre de taux de change raisonnable) ne devrait pas être considérée comme une simple exigence technique mais comme un principe fondamental de la coopération européenne, au-delà des clivages idéologiques.

Il est donc paradoxal que certains des cercles politiques qui préconisent un modèle d’intégration fédéral depuis des décennies finissent par parier sur un choc majeur afin de décourager les électorats européens de suivre le « précédent » britannique, au risque de nourrir en fait davantage l’extrémisme politique. Cette stratégie ne relève plus du projet européen, sans même parler de prospérité, mais au contraire du maintien d’un statu quo intenable et d’intérêts établis. Le système européen devra inventer une voie bien différente afin de permettre aux pays qui le composent de coopérer de manière plus libre et pragmatique et, sur cette base, d’évoluer vers l’idéal d’une Europe unie.
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