ANALYSES

Climat, agriculture et sécurité alimentaire

Tribune
3 novembre 2016
Par Hervé Maurey, sénateur de l’Eure, président de la Commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat.
Allocution d’ouverture de Hervé Maurey, sénateur de l’Eure, président de la Commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, du colloque « Climat, agriculture et sécurité alimentaire » organisé le jeudi 3 novembre 2016 par l’IRIS et l’AGPB.

« Monsieur le directeur (Pascal Boniface, directeur de l’IRIS),
Monsieur le Président (Philippe Pinta, président de l’AGPB),
Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui et je voudrais commencer par vous remercier pour votre invitation.

Nous sommes ici dans l’espace de conférences de l’IRIS et je suis d’autant plus ravi que je sais l’intérêt de tous vos travaux, et notamment les conférences et débats que vous organisez tout au long de l’année.

J’apprécie la qualité, la tenue et la grande rigueur des analyses que vous produisez sur des sujets qui – reconnaissons-le – font plus souvent l’objet de polémiques médiatiques court-termistes que d’analyses sérieuses et approfondies.

En tant que président de la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, je pense tout particulièrement aux sujets liés au climat et à l’environnement, à la conférence que vous aviez organisée l’année dernière sur les dérèglements climatiques et les crises humanitaires, ou, il y a à peine deux semaines, sur l’Afrique.

J’insiste sur ce point car la période que nous traversons est une période de crises, une période où nous nous retrouvons face à des défis qui nous amènent à repenser nos modèles, nos habitudes, nos croyances parfois et nos politiques.

C’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin d’expertise indépendante et d’analyses prospectives pour nous aider à faire les choix de demain.

Les différents cycles électoraux nous l’enseignent : la moindre accélération au cours d’une campagne politique peut raviver des opinions et des réflexes que nous croyions pourtant de l’histoire ancienne.
Le climato-scepticisme n’est malheureusement toujours pas totalement derrière nous.

Nous le constatons aux États-Unis et même hélas en France.

Pour cela, il faut continuer à informer, à analyser et à réfléchir.
Il faut sortir des positions souvent excessives ou caricaturales dictées par l’actualité médiatique pour penser plus posément.

Nous devons prendre le temps de la réflexion et de l’approfondissement des sujets.

Je dois reconnaître que ce n’est pas le point fort des politiques et donc heureusement que des instituts comme le vôtre sont là.

Vous m’avez aujourd’hui invité à ouvrir ce colloque sur le climat, l’agriculture et la sécurité alimentaire et leurs interactions réciproques.

Comment le changement climatique menace-t-il notre sécurité alimentaire et notre agriculture ?

À l’inverse, comment l’agriculture peut-elle être influer sur le changement climatique ?

Comment devons-nous anticiper les décennies qui viennent, qui verront à la fois la population augmenter et les conséquences du changement climatique devenir de plus en plus menaçantes ?

Ces sujets sont passionnants car ils concernent l’avenir de notre planète.

Mais surtout, ils ne peuvent pas être éludés car ils sont au cœur de notre avenir.

Chacun doit en être conscient.

Les questions climatiques et environnementales dépassent en effet largement le strict cadre de l’écologie.

Lorsque nous parlons du climat au sein de la commission de l’Aménagement du Territoire et du Développement durable, nous parlons de : l’agriculture, de la nature, de pollution, de santé publique, d’inégalités, de pauvreté, de développement, de financement, de fiscalité, de modèles de consommation, de nouveaux moyens de se déplacer, d’énergies et d’aménagement du territoire.

Et nous parlons également de sécurité et de stabilité du monde car nous savons que les déplacés environnementaux représenteront demain des centaines de millions de personnes. Les questions climatiques et environnementales sont dans toutes les politiques.

Il n’est donc pas imaginable aujourd’hui de penser à l’agriculture de demain sans penser aux impacts du changement climatique et aux nouvelles pratiques à promouvoir.

Vous le savez certainement, demain 4 novembre sera une date historique puisque c’est demain qu’entrera en vigueur l’accord de Paris.

Moins d’un an s’est écoulé depuis sa signature le 12 décembre dernier ce qui est tout à fait exceptionnel et remarquable et par là encourageant.
Je serai dans quelques jours à Marrakech pour la COP22, dont la tâche ne sera pas plus facile : après la COP des décisions, elle devra être la COP de l’action.

Il n’est pas forcément facile, après le succès et la satisfaction d’une unanimité durement acquise, de se retrousser les manches et de passer aux actes.

Comment va-t-on financer ? Comment va-t-on contrôler ? Chaque mot savamment pesé au sein de cet accord devra désormais trouver une résonnance dans son application par les pays signataires.

L’accord de Paris entrera donc en vigueur demain.

Le double seuil des 55% d’émissions couvertes et des 55 pays a en effet été franchi.

J’ai souligné le caractère historique et exceptionnellement rapide de cette entrée en vigueur.

Il n’en demeure pas moins que beaucoup reste à faire !

Nous savons que pour respecter les objectifs et limiter le réchauffement climatique à 2°C et a fortiori à 1,5°C, il faut que les États revoient leurs contributions pour les rendre plus ambitieuses et il faut que l’ensemble des acteurs – États et acteurs non étatiques – adaptent leurs comportements à ses objectifs.

C’est bien entendu le cas en matière agricole.

Nous serons près de 9,6 milliards d’habitants dans le monde en 2050.
Cela implique, d’après les institutions internationales, une augmentation de 60% de notre production agricole pour pouvoir nourrir l’ensemble de la population.

Et ce, alors même que les agriculteurs sont de plus en plus victimes d’aléas climatiques graves pouvant entraîner des destructions complètes de leurs récoltes.

Le changement climatique menace directement la production alimentaire mondiale et donc la sécurité alimentaire mondiale, tout en frappant en premier les régions les plus défavorisées du globe.

En effet, si certaines régions du monde pourront, dans un premier temps, tirer un léger bénéfice de la hausse moyenne des températures, on sait que globalement, la baisse des ressources en eau douce, la baisse des substances nutritives dans le sol et la multiplication des phénomènes extrêmes comme les tempêtes ou les inondations vont inexorablement conduire à une baisse de la production mondiale des denrées alimentaires.

Les experts du GIEC parlent de 2% de réduction des rendements agricoles mondiaux par décennie pendant tout le 21ème siècle.

Le résultat risque d’être catastrophique.

On produira moins de blé, moins de riz, moins de maïs, alors que la demande mondiale ne fera qu’augmenter.

L’impact du changement climatique sur la production alimentaire pourrait causer en 2050 quelque 529 000 décès supplémentaires dans le monde, selon l’étude d’une équipe de l’université d’Oxford.

Cette étude met en lumière pour la première fois, au-delà de l’accès à la nourriture, les effets du changement climatique sur l’équilibre nutritionnel des populations.

C’est au regard de ces conséquences dramatiques qu’il est capital d’adapter notre modèle agricole.

Car une agriculture plus sobre en carbone, ce n’est pas forcément une agriculture moins importante, moins quantitative.

Il faut produire davantage – pour répondre au défi démographique – et mieux – pour lutter contre le changement climatique.

D’où l’importance fondamentale de l’innovation, c’est là que réside tout l’enjeu de l’agriculture au 21ème siècle.

Des chercheurs ont par exemple montré que l’agriculture pouvait constituer une sorte de puits de carbone géant en captant du carbone atmosphérique tout en réduisant les émission de CO2, via des techniques de semis direct par exemple, d’agroforesterie, ou encore d’implantations de prairies.

Au-delà des effets du changement climatique sur la production agricole, les impacts, logiquement, se font aussi sentir sur la sécurité alimentaire, l’accès à la nourriture, l’équilibre nutritionnel, mais aussi sur les migrations et les déplacements de population à travers l’augmentation des catastrophes naturelles.

Je voudrais également insister sur un autre point, que les différents intervenants de ce colloque traiteront sans aucun doute, c’est l’inégalité devant ces impacts.

Tous les pays ne les subiront pas de la même manière.

Nous sommes bel et bien entrés dans une période de notre histoire où les dérèglements climatiques feront et font déjà des pays plus victimes que d’autres, des populations plus touchées que d’autres.

Les communautés rurales tout d’abord, seront probablement les plus touchées par les impacts de ces dérèglements sur la production alimentaire.

On prévoit d’importants risques de malnutrition dans les régions les plus pauvres et les plus rurales.

Les changements dans la quantité et la qualité de la production alimentaire mondiale auront des conséquences directes sur le prix des denrées et sur la sécurité alimentaire de nombreuses régions.

Il y a sept ou huit ans déjà, le sénateur Marcel Deneux, rapporteur du budget de l’agriculture, avait commencé à évoquer les conséquences du changement climatique qui viendraient se surajouter à la spéculation sur les marchés des denrées alimentaires pour amplifier la volatilité des prix agricoles.

Nous y sommes. Avec les conséquences les plus graves qui peuvent en découler : des famines, des émeutes de la faim, des guerres.

Parmi les personnes qui seront plus victimes que d’autres, je veux citer aussi les populations vivant dans des zones touchées par des conflits armés, ou des zones où l’accès à l’eau et à la nourriture est limité.
Les changements climatiques risquent d’y exacerber les inégalités économiques et sociales.

En ce qui concerne les pratiques agricoles, elles aussi seront violemment impactées, mais avec des différences d’un lieu à l’autre.

Les scientifiques estiment aujourd’hui que des températures élevées favoriseront l’agriculture aux latitudes septentrionales.

Tandis que de vastes zones des tropiques arides et semi-arides connaîtront une baisse des précipitations et des ruissellements – alors que ce sont ces pays qui souffrent déjà d’insécurité alimentaire.

Par ailleurs, en raison de l’élévation du niveau de la mer, la salinité des terres agraires augmente dans les régions côtières, réduisant ainsi à la fois la qualité et la quantité des récoltes vivrières.

En ce qui concerne l’effet du changement climatique sur les catastrophes naturelles, il n’est pas non plus le même pour les pays développés et les pays en développement.

On parle « d’injustice climatique » puisque pour ces derniers, il n’est pas possible de se protéger contre l’amplification de ces phénomènes naturels par le réchauffement climatique.

Au Tchad par exemple il n’y plus aujourd’hui que deux saisons au lieu de trois et la saison des pluies dure moins longtemps, engendrant des difficultés agricoles insurmontables et des problèmes de pénurie alimentaire dans toute la région du Sahel.

Au Vietnam, les conséquences du réchauffement provoquent des inondations et menacent notamment la production de riz.

On le voit, les dérèglements climatiques introduisent dans les rapports géopolitiques et géostratégiques mondiaux une nouvelle composante, une nouvelle fracture, une nouvelle ligne de partage du 21ème siècle, divisant le globe entre ceux qui subissent de plein fouet les conséquences géographiques, environnementales, sanitaires, économiques et sociales du réchauffement, et les autres.

À ce sujet la question des conséquences du changement climatique en Afrique est particulièrement cruciale, surtout au moment où la COP va se tenir dans un pays africain.

J’aimerais attirer votre attention sur quelques chiffres de la FAO, dont vous recevez souvent ici des représentants.

D’ici 2080, les changements climatiques auront vraisemblablement des conséquences impressionnantes : 75 % de la population africaine pourrait être exposée à la faim ; 75 millions d’hectares de terres actuellement adaptées à l’agriculture pluviale disparaîtraient en Afrique subsaharienne ; le P.I.B. agricole régresserait jusqu’à 8 % en Afrique subsaharienne ; et la demande d’irrigation progresserait de 5 à 20 % dans le monde entier. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes.

Et, au-delà de l’Afrique, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a récemment estimé à 600 millions le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire qui pourraient venir s’ajouter d’ici 2080 aux 805 millions actuellement en proie à la faim dans le monde.

Ces 600 millions en plus seraient directement liés au changement climatique.

Le rapport que vient d’ailleurs de publier la FAO le 17 octobre sur les conséquences du changement climatique sur l’insécurité alimentaire préconise ainsi une transformation rapide de l’agriculture et des systèmes alimentaires et insiste sur l’importance de l’aide urgente apportée aux petits exploitants agricoles afin de s’adapter pour y parvenir.

D’après ce rapport, une généralisation des pratiques favorisant l’azote réduirait par exemple, à elle seule, le nombre de personnes menacées de sous-alimentation de plus de 100 millions.

Je crois que c’est à l’aune de ces défis-là et de notre capacité à les relever, que l’accord de Paris sera un échec ou un succès.

Je me souviens d’un livre que Philippe Chalmin avait publié en 2009 déjà, qui s’intitulait Le Monde a faim. Il montrait avec brio que l’histoire des hommes était marquée par une alternance de périodes d’abondance et de périodes de pénuries.

Le contexte d’aujourd’hui n’est plus le même.

Il n’y a plus de terres à découvrir. Nos ressources – comme l’eau – ne sont plus abondantes.

Le monde aura donc faim de nouveau demain sous les effets du changement climatique.

Le monde connaîtra des déplacements de populations sans précédent.

Comment vaincrons-nous cette faim ?

Comment relèverons-nous ces défis ?

Les innovations technologiques sont notre seul espoir, la question est de savoir si elles seront suffisantes pour relever les défis ?

Je terminerai mon propos en soulignant la grande implication qui a été celle du Sénat sur ces questions au cours des deux années qui viennent de s’écouler. Je le dis car en ce domaine aussi, l’image du Sénat n’est pas toujours conforme à la réalité.

À la demande de son président Gérard Larcher, le Sénat s’est très largement mobilisé, dans toutes ses commissions et délégations, dans tous ses groupes politiques, afin de contribuer à la réflexion et aux négociations de la COP21. Cette mobilisation a pris de nombreuses formes.
Plusieurs colloques ont été organisés au Sénat, comme par exemple celui sur les religions et l’environnement, en présence de représentants de toutes les grandes religions, ou encore celui sur les incidences du changement climatique sur les îles du Pacifique.

Les groupes d’amitié interparlementaire ont également été mis à contribution dans leurs contacts bilatéraux avec de nombreux pays du monde.

Au sein de la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable, le groupe de travail sur le suivi des négociations climatiques a été chargé de coordonner les différents travaux menés au Sénat.

Ces travaux ont été nombreux et illustrent parfaitement le caractère transversal de la problématique climatique, des impacts géopolitiques aux questions de financement, en passant par les conséquences dans les outre-mer ou encore l’émergence de nouveaux enjeux sanitaires.

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a ainsi tenté d’apprécier les conséquences géopolitiques des dérèglements climatiques, en se concentrant sur deux points d’application précis qui permettent d’apprécier la réalité mais aussi la complexité des phénomènes : la montée du niveau des mers et des océans, d’une part, selon une approche transversale ; d’autre part, selon une approche régionale, la situation de l’Arctique.

Le Sénat s’est également penché sur la question des déplacés climatiques à l’occasion de l’examen d’une proposition de résolution le 21 octobre 2015.

La commission des Finances, quant à elle, a orienté ses travaux sur la question du financement de l’accord de Paris, en traitant en particulier de l’aide au développement à destination des pays les moins avancés (PMA).

Tous ces travaux ont conduit à l’adoption à l’unanimité par le Sénat d’une résolution le 16 novembre 2015.

Si j’ai pris le temps de vous décrire quelques-uns de ces exemples, c’est pour formuler un souhait : que les liens entre parlementaires, élus de la République, et think-tanks et instituts de recherche soient promus et encouragés. Nous avons mutuellement besoin les uns des autres. »
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