ANALYSES

Mossoul : que cherche la Turquie ?

Interview
25 octobre 2016
Le point de vue de Didier Billion
Quelle est la stratégie de la Turquie, ainsi que ses forces en présence en Irak ?

La présence turque en Irak se localise dans un camp militaire à proximité de la ville de Bachiqa. Le motif de cette présence est ambigu tant sur le plan juridique que politique : les Turcs affirment être en Irak sur demande des Irakiens afin d’entraîner des combattants dans le but d’affronter l’organisation de l’Etat islamique (EI). Le gouvernement irakien dément et nie avoir sollicité la Turquie.

Au sein de ce camp s’entraînent aussi bien des Peshmergas kurdes qui combattent au nom du Parti démocratique du Kurdistan d’Irak (PDKI), au pouvoir dans l’entité régionale autonome du Kurdistan dans le nord de l’Irak, des forces turkmènes (turcophones irakiens) et des combattants liés à l’Armée syrienne libre (ASL) ou aux milices sunnites qui luttent contre l’Etat islamique.

Depuis plusieurs jours, la Turquie essaye d’accroître son rôle dans la lutte contre l’EI en Irak. Elle a maintes fois manifesté sa volonté de participer à la bataille de Mossoul. Pour l’instant, les autorités irakiennes refusent, arguant qu’elles souhaitent garder la main mise sur les opérations. Les relations entre Bagdad et Ankara se sont considérablement dégradées, début octobre, quand Recep Tayyip Erdoğan s’est emporté suite à l’opposition du Premier ministre irakien, Haidar al-Abadi, à une éventuelle participation de la Turquie dans les opérations visant à libérer Mossoul. Dans une déclaration, le leader turc a sommé son homologue irakien de « rester à sa place » allant jusqu’à le tutoyer : « Tu n’es pas mon interlocuteur, tu n’es pas à mon niveau ».

Pour quelles raisons la Turquie tenait à participer à la bataille de Mossoul et pourquoi l’Irak s’y est opposée ?

La Turquie refuse que Mossoul soit uniquement libérée par des milices chiites irakiennes ou iraniennes. Elle veut apparaître comme une force protectrice des sunnites et assure vouloir empêcher des règlements de comptes des milices chiites sur les sunnites.

Dans ses velléités interventionnistes, la Turquie semble clairement vouloir être reconnue comme une puissance incontournable dans le règlement des conflits contre l’EI. Elle entend également s’affirmer comme une force protectrice des sunnites et de leurs intérêts dans la région. Cette prise de position est risquée. Elle traduirait en effet une sorte de sunnitisation de la politique régionale turque qui serait, au final, préjudiciable à ses intérêts nationaux.

Quant à l’Irak, elle a compris, qu’en cas de participation de la Turquie à la bataille de Mossoul, cette dernière serait par la suite en mesure de faire valoir ses exigences politiques à Bagdad. Par ce refus, l’enjeu pour l’Irak est donc de défendre sa souveraineté nationale. Ses dirigeants ont quelques raisons de se prémunir des déclarations du président Erdoğan.

Plus globalement, quels sont les intérêts de la Turquie dans les conflits en Syrie et en Irak ? La politique étrangère de la Turquie au Moyen-Orient est-elle également motivée par des revendications historiques ?

Si une certaine complaisance de la Turquie vis-à-vis de l’Etat islamique a pu être critiquée par le passé, elle a levé toute ambiguïté depuis début 2015. Les Turcs ont compris que l’organisation terroriste devenait incontrôlable et qu’elle représentait un danger quant à la stabilité du pays. De nombreux attentats ont, en effet, été perpétrés sur le sol turc. La Turquie a désormais une place prépondérante dans la lutte contre l’EI.

Cependant, l’attitude de la Turquie dans la région résulte également de l’évolution de la question kurde. Sa politique vis-à-vis des Kurdes diffère si ces derniers se situent en Syrie ou en Irak. En Syrie, Ankara refuse toute hypothèse de naissance d’une entité kurde autonome dans le Nord, car elle serait dirigée par le Parti de l’union démocratique de Syrie (PYD) qui représente une partie des kurdes de Syrie et qui est, de facto, la franchise syrienne du PKK. Ce dernier fait partie des principaux ennemis publics de la Turquie, par conséquent, il n’est pas envisageable de laisser s’autonomiser une faction qu’elle considère comme une entité terroriste à la frontière turco-syrienne.

Si la Turquie est en conflit avec les Kurdes de Syrie, elle a, en revanche, tissé les meilleures relations du monde avec les Kurdes d’Irak dirigés par le PDKI, ces dix dernières années. Il existe en effet une réelle coopération entre Ankara et le gouvernement régional du Kurdistan irakien. Les relations entre la Turquie et les Kurdes de la région peuvent se résumer ainsi : amitié et coopération avec le PDKI, lutte à mort avec le PKK et le PYD.

Les arguments historiques brandis ces derniers jours par la Turquie sont dépourvus de sérieux. Erdoğan a, en effet, effectué plusieurs déclarations sur Mossoul, qui, à la fin de l’Empire ottoman, devait revenir, il est vrai, à la Turquie, ce qui finalement n’a pas été le cas. Il en a profité pour critiquer la manière dont les dirigeants de l’époque ont défendu les intérêts de la Turquie. Ces déclarations ont avant tout une fonction de politique intérieure. En revenant sur l’histoire de son pays, Erdoğan attaque principalement les kémalistes, dont les ancêtres n’auraient pas correctement négocié la question de Mossoul.

Ces références au passé de la Turquie n’a donc pas pour vocation la reconquête des territoires perdus à la chute de l’Empire ottoman, mais de délégitimer les adversaires intérieurs de Recep Tayyip Erdoğan.

Quelles sont les relations entre la Turquie et les autres acteurs régionaux ?

Avec l’Irak, les relations sont tendues à cause des désaccords sur la présence de forces turques sur son territoire.

En ce qui concerne la Syrie, les relations avec Damas ont considérablement évolué. Au début du conflit, la Turquie s’inscrivait dans une logique anti-Assad et exigeait le départ de l’actuel président syrien comme préalable à toute solution de paix entre les forces loyalistes et les rebelles. Depuis l’été 2016, la posture est différente et Ankara accepte de voir Bachar al-Assad rester au pouvoir, au moins durant la période de transition. En ce sens, la visite du président Erdoğan à Saint-Pétersbourg a eu pour fonction d’informer Vladimir Poutine des évolutions de la Turquie sur ce dossier.

Autre acteur régional de première importance : l’Iran. Ses relations avec la Turquie se traduisent par un partenariat économique contrôlé, l’Iran faisant partie de ses principaux fournisseurs d’hydrocarbures. La Turquie considère néanmoins l’Iran avec circonspection. La réinsertion de ce dernier dans le jeu régional et international transformera, en effet, ce pays en un concurrent important. La taille de l’Iran et sa démographie sont presque similaires à la Turquie. Téhéran nourrit, par ailleurs, la volonté de démultiplier son influence ainsi que son poids économique au Moyen-Orient, au Caucase et en Asie centrale. L’Iran constitue, sur ces points, un rival important de la Turquie et suscite, par conséquent, une certaine méfiance de ce dernier.

Plus globalement et malgré ses problèmes intérieurs, la Turquie reste un acteur régional incontournable. Il n’est donc pas illégitime qu’elle souhaite participer aux pourparlers de paix.
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