ANALYSES

Conflit du Haut-Karabagh : le ressenti des acteurs locaux

Tribune
2 août 2016
Par Sophie Deyon, Caucasus Initiative
Vladimir Poutine a rencontré ses homologues arménien et azerbaidjanais le 20 juin dernier dans le but de consolider le cessez-le-feu dans la région disputée du Haut-Karabagh. Les présidents arménien et azerbaidjanais s’étaient déjà retrouvés le 16 mai à Vienne sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en réaction à la « guerre des quatre jours » qui a éclaté entre le 2 et le 5 avril dernier le long de la ligne de contact entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan et qui a donné lieu aux affrontements les plus meurtriers depuis 1994. A l’occasion de cette rencontre, le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov n’avait pas hésité à afficher un certain optimisme en affirmant avoir senti un désir de compromis de la part des protagonistes. Les deux présidents avaient démontré leur attachement à une résolution négociée du conflit et étaient convenus d’une nouvelle rencontre dans le but d’accélérer les discussions sur une solution permanente au conflit. Toutefois, alors que les affrontements violents d’avril ont remis le Haut-Karabagh sur le devant de la scène, les obstacles à une résolution du conflit demeurent nombreux et le statu quo demeure une solution confortable. C’est ce qui ressort de l’enquête de terrain menée sur place par l’équipe de chercheurs Caucasus Initiative auprès des acteurs locaux.

Situé de jure sur le territoire de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh rassemble une population de 150 000 habitants presque exclusivement arménienne (97%), qui a connu une croissance démographique notable depuis une dizaine d’années. Peuplé des siècles durant d’Arméniens chrétiens et d’Azéris turciques, ce territoire a été intégré à l’empire russe au XIXe siècle avant d’être transformé en région autonome intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan au début des années 1920. Consécutivement à l’affaiblissement du contrôle soviétique à la fin des années 1980 et à un vote parlementaire pour intégrer la région à l’Arménie, les frictions entre Arméniens et Azéris se sont transformées en véritable conflit armé, faisant entre 20 000 et 30 000 morts entre 1988 et 1994. Le Haut-Karabagh est ainsi passé sous contrôle de la population d’origine arménienne qui s’est également emparée de territoires azerbaidjanais au delà de cette région, devenus des zones tampons avec l’Arménie, et qui constituent un enjeu primordial dans les tentatives de résolution diplomatique actuelles. Autoproclamé république autonome fin 1991, depuis le cessez-le-feu conclu en mai 1994 sous médiation russe, le Haut-Karabagh est depuis sous la « protection » de l’Arménie, considérée comme pays occupant par l’Azerbaïdjan, et principal financier et gardien militaire du territoire. Aujourd’hui, contrairement aux autres conflits du Sud du Caucase qualifiés de « gelés », les accrochages sont fréquents sur la ligne de contact et l’on compte régulièrement des victimes dans les deux camps[1]. De plus, des démarches diplomatiques sont toujours en cours en vue d’accélérer une résolution du conflit.

Tout d’abord, alors que la rencontre diplomatique de mai dernier affichait pour ambition de répondre de manière urgente à l’aggravation récente des tensions sur la ligne de désengagement début avril, rien ne porte à conclure que des avancées concrètes aient été faites dans le sens d’une résolution du conflit à court terme. Le communiqué publié par les parties sur les résultats de cette réunion stipule en effet leur volonté de finaliser rapidement le mécanisme de contrôle de l’OSCE, et de poursuivre l’échange de données sur les personnes disparues sous les auspices du Comité International de la Croix Rouge (CICR). Si ces questions sont primordiales s’agissant d’un territoire auquel les acteurs internationaux gouvernementaux et non gouvernementaux n’ont pas accès et où les violations des droits de l’homme sont invoquées sous formes de rumeurs, ces seules mesures concrètes évoquées publiquement à l’issue de cette rencontre n’ont rien d’innovant. Il faut également souligner le caractère fragile de la trêve convenue le 5 avril dernier au quatrième jour des combats. Largement présentée comme un cessez-le-feu, cette dernière s’est toutefois limitée à un accord oral de cessation des hostilités encadré par Moscou, tel que le souligne Richard Giragossian, directeur du Regional Studies Center à Erevan[2]. Selon ce dernier, bien que les parties au conflit partagent le même objectif diplomatique consistant à éviter la guerre, l’absence de dissuasion signifie que rien n’empêche les forces azerbaidjanaises d’attaquer de nouveau.

L’escalade d’avril dernier s’inscrit par ailleurs dans un contexte de heurts réguliers et constants sur la ligne de contact et d’une réactivation notable du conflit depuis août 2014. Ces deux dernières années ont ainsi vu un accroissement considérable de l’intensité et de la fréquence de ces incidents sur et au-delà de la ligne de contact, notamment illustrés par l’usage d’armes lourdes à proximité de zones civiles. A cela s’est ajouté le gel de nombreux programmes de coopération orchestrés par des ONG locales et qui avaient vocation à maintenir des liens concrets entre les populations des deux côtés de la ligne de contact. Cette évolution s’inscrit aussi dans le contexte d’une course aux armements entre les parties dans laquelle Moscou joue un rôle central. Selon le Stockholm International Peace Research Institute[3], 85% des importations d’armes de l’Azerbaïdjan sont venues de Russie ces cinq dernières années, notamment du matériel haut de gamme à l’image des Mig-29, ou encore des drones israéliens Hermes-450 et Orbiter, ce qui confère un avantage stratégique aux Azerbaïdjanais.  Une évolution qui n’est pas sans conséquence sur les relations entre Moscou et Erevan, où le mécontentement public vis-à-vis de l’attitude russe s’est fait plus vocal dernièrement. La rumeur selon laquelle un accord informel aurait été conclu entre Moscou et Bakou dans lequel Moscou se serait engagé à ne pas intervenir dans le Haut-Karabagh tant que l’Arménie ne remettait pas en cause sa qualité d’allié stratégique a largement convaincu dans le Haut-Karabagh[4], où l’on s’attache à relativiser l’influence russe sur le territoire. Le Haut-Karabagh se voit comme le seul pays post-soviétique dans cette position d’indépendance vis-à-vis de la Russie et le conflit d’avril comme une tentative russe de justifier le déploiement de peacekeepers dans la région. L’adhésion de l’Arménie à l’Union eurasiatique fin 2014 a ainsi été reçue avec méfiance dans le Haut-Karabagh.

Un autre obstacle dans le processus actuel de tentative de résolution du conflit est l’absence de concessions territoriales réciproques envisagées. Pour l’Arménie comme pour l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh est un enjeu de fierté et de souveraineté nationale, consubstantiel aux rhétoriques nationalistes des gouvernements respectifs depuis plus de vingt ans. Quant aux autorités du Haut-Karabagh, leur objectif consiste à éviter à tout prix de tomber sous le joug azerbaïdjanais[5]. Dès lors, être indépendant ou faire partie intégrante de l’Arménie importe peu aujourd’hui tant que le Haut-Karabagh échappe au contrôle azerbaidjanais et que sa spécificité par rapport à l’Arménie est reconnue. Effectivement, dans le Haut-Karabagh, on s’accorde à souligner une culture et une identité commune avec l’Arménie, identité d’ailleurs évoquée comme régionale, mais qui ne saurait cacher le caractère unique de ce territoire. La politique étrangère actuelle du Haut-Karabagh sert trois objectifs: la résolution du conflit, la reconnaissance internationale et la construction de liens mutuellement bénéfiques. Pour y parvenir, la stratégie adoptée est multilatérale et la reconnaissance doit se faire à tous les niveaux (communal, étatique et international). Lorsqu’a été mentionnée la possibilité de céder une partie des territoires occupés par l’Arménie autour du Haut-Karabagh en échange d’un statut amélioré pour le Haut-Karabagh, les autorités locales ont affiché un refus catégorique. Pour le porte-parole du président autoproclamé, les zones tampons autour du Haut-Karabagh répondent à une logique sécuritaire issue du mouvement de libération nationale avant la proclamation de la République et toujours indispensable pour préserver l’intégrité territoriale du Haut-Karabagh. Difficile dans ces conditions d’envisager un compromis. Pour les autorités du Haut-Karabagh, la stratégie du président azerbaidjanais vis-à-vis du Haut-Karabagh répond à des préoccupations strictement internes pour garder le pouvoir et « survivre » alors que ce dernier voit en la « libération » du Haut-Karabagh une opportunité de s’imposer comme un prophète, une « tentation » perçue comme dangereuse sur place.

Malgré les pertes humaines régulièrement enregistrées sur la ligne de désengagement depuis les années 1990, la situation la plus confortable, pour les dirigeants du Haut-Karabagh, est d’ailleurs d’entretenir le statu quo, considéré comme ayant fait ses preuves ces vingt-deux dernières années[6]. Les autorités du Haut-Karabagh s’efforcent ainsi de montrer qu’elles ont su s’accommoder du conflit, voire en tirer profit. Pour le ministre des Affaires étrangères de cet Etat qui n’existe pas, Karen Mirzoyan, l’impossibilité pour son pays d’utiliser son aéroport flambant neuf, au risque de voir ses avions éliminés par les forces azerbaïdjanaises, ne constitue par exemple pas un obstacle au développement de son pays[7]. Cette apparente complaisance tranche avec la stratégie internationale du Haut-Karabagh, pour laquelle la reconnaissance par la communauté internationale est nécessaire en vue d’organiser un référendum et d’envisager un rattachement démocratique à l’Arménie. Pour le ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh, si le Haut-Karabagh ne fait pas partie de l’Arménie, la division entre les deux est considérée comme artificielle, et le référendum doit être la seule option envisagée dans la mesure où « il revient au peuple du Haut-Karabagh seulement de décider de son futur »[8]. La banderole « We believe in our future » qui fait face au ministère sur une des artères principales de la capitale Stepanakert ne sont pas sans le rappeler. La perspective du rattachement est toutefois problématique pour les personnalités politiques en place dans le Haut-Karabagh qui verraient leur poste et leur légitimité directement menacés, alors qu’ils ne représenteraient plus qu’une structure régionale tout au mieux.

Quoiqu’il en soit, dans le Haut-Karabagh, on se prépare au combat. Bien que le budget militaire ne soit pas divulgué, David Babayan considère, non sans malice, que le niveau des troupes s’élève à l’intégralité de la population de l’entité séparatiste. C’est ce qu’il nomme « le facteur humain ». La mobilisation populaire est effectivement palpable sur place, où personnel scolaire et écoliers se sont par exemple rassemblés pour fabriquer des camouflages à envoyer au front sur les heures habituellement consacrées aux programmes de création artistique. Le caractère mature des forces armées locales est largement revendiqué, et elles sont considérées comme les meilleurs peacekeepers qu’ils soient par le ministre autoproclamé des Affaires étrangères, un point sur lequel n’a pas manqué de revenir le président arménien dans son adresse du Jour de la Victoire le 9 mai 2016. Dès lors, selon Karen Mirzoyan, la coopération militaire entre l’Arménie et le Haut-Karabagh repose avant tout sur le fait qu’ils partagent le même ennemi. Dans ce contexte, la propagande est capitale et on assiste effectivement à une réactivation du sentiment nationaliste alors que la menace sur place est perçue comme imminente. Les réactions aux affrontements violents d’avril, des deux côtés de la ligne de front, ont effectivement ravivé l’usage d’une rhétorique nationaliste à caractère haineux, devenue de plus en plus agressive ces dernières années, et qui laisse sceptique sur la capacité des parties à parvenir à un compromis dans le processus actuel de tentative de règlement du conflit. Dans ce contexte de nationalisme exacerbé, tous les camps revendiquent la victoire. Alors que l’Azerbaïdjan se félicite d’être parvenu, pour la première fois depuis la fin de la guerre en 1994, à gagner quelques centaines de mètres de terrain sur les territoires perdus, l’Arménie affirme quant à elle avoir démontré sa capacité de défense et de mobilisation en soutien aux forces locales du Haut-Karabagh. La mobilisation et l’arrivée de nombreux volontaires d’Arménie et de la diaspora en soutien aux milices du Haut-Karabagh sont également invoquées pour démontrer le caractère uni du peuple arménien et du Haut-Karabagh.

Ainsi, bien que les affrontements récents dans le Haut-Karabagh aient eu pour mérite de relancer le dialogue et les initiatives diplomatiques en vue de la résolution du conflit, le statu quo semble toujours s’imposer comme le moindre mal sur place, bénéficiant à plusieurs niveaux aux différents acteurs, des autorités autoproclamées du Haut-Karabagh jusqu’au médiateur russe.

[1] http://www.iris-france.org/74821-affrontements-au-haut-karabakh-vers-une-reactivation-du-conflit-armenieazerbaidjan/
[2] Entretien avec Richard Giragosian, Directeur du Regional Studies Center (RSC), Erevan, le 10 mai 2016
[3] Aude Fleurant, Sam Perlo-Freeman, Pieter D. Wezeman, Siemon T. Wezeman, « Trends in International Arms transfers, 2015 », SIPRI Fact Sheet, February 2016
[4] Réunion au Ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh avec des représentants d’ONG locales et un représentant du parti d’opposition, Stepanakert, 13 mai 2016
[5] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[6] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[7] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016
[8] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016
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