ANALYSES

Quel état des lieux diplomatique en Iran ?

Interview
20 mai 2016
Le point de vue de Karim Pakzad
Vous revenez d’un séjour de plusieurs jours en Iran. À travers vos rencontres et vos conférences, quel climat social et politique avez-vous ressenti ? Les frictions entre les tendances réformatrices et conservatrices au sommet du pouvoir sont-elles aussi vives au sein de la société iranienne ?
J’ai effectivement séjourné en Iran, sur invitation de l’Iran-Eurica (Iranian Institute for European & American Studies), pour donner trois conférences au siège de l’Eurica, à l’Université de Téhéran et au Centre d’études stratégique de la présidence de la République à Téhéran. Les thématiques abordées portaient sur les conflits régionaux, la Syrie notamment, et sur les relations entre la France et l’Iran dans le conflit syrien. Mon dernier voyage en Iran remontant à plus de 10 ans, j’ai été particulièrement frappé par les changements visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes que j’ai visitées. La capitale iranienne n’a cessé de grandir : les grattes ciels, les parcs, les jardins et la nouvelle autoroute ont fait de Téhéran une véritable mégapole, un développement d’autant plus impressionnant qu’il s’est produit sous embargo.
Mais ce qui m’a certainement le plus frappé, c’est de trouver une société plus ouverte, libérée même car, selon un haut dirigeant iranien, « la société s’est imposée au pouvoir politique ». Les jeunes, nombreux dans les restaurants et les coffee shops du Nord de la ville, ressemblent aux jeunes des quartiers branchés européens, le voile islamique étant seulement là pour respecter symboliquement l’ordre légal.
Je pense que l’Iran traverse une période de grande importance avec beaucoup d’espoirs et d’inquiétudes mélangés. Les dernières élections législatives et l’élection du Conseil des experts, qui a compétence pour choisir un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité de l’actuelle autorité suprême, ont redistribué les cartes. Si le réformateur Mohammad Khatami a su promouvoir des notions telles que la démocratie, la société civile et le dialogue entre les civilisations, il n’avait pas l’habilité politique du président Hassan Rohani, un conservateur modéré longtemps proche du Guide, qui a réussi à façonner une grande alliance entre les réformateurs, les centristes et les conservateurs modérés. La défaite cuisante des proches du Guide à Téhéran et l’élimination des figures les plus dures du régime ont affaibli le Guide qui, de plus en plus, sort de son rôle d’arbitre suprême et prend position sur des sujets mineurs.
La rivalité entre les réformateurs et les conservateurs n’a pas pour autant disparu. L’élection du nouveau président du Parlement sera un enjeu important en la matière. M. Aref, chef de file des réformateurs, ancien vice-président de M. Khatami, mais aussi leader de la coalition « Espoir » qui a gagné la totalité des sièges de Téhéran, est bien placé pour être élu au poste de président du Parlement. Cependant, certains de mes interlocuteurs pensent que le président Rohani pourrait pencher en faveur de l’ancien président du Parlement Ali Laridjani, rallié au camp présideniel. La prochaine élection présidentielle ayant lieu dans un an, la cohésion de l’actuelle coalition sera déterminante pour la réélection du président Rohani, populaire à l’heure actuelle.

Alors que la France défend des positions « presque totalement alignées » sur l’Arabie saoudite, pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères saoudien, les désaccords diplomatiques entre l’Iran et la France, notamment à propos de la Syrie, sont-ils insurmontables ? Y a-t-il des discussions sur un éventuel rapprochement des lignes politiques ?
L’agitation actuelle de l’Arabie saoudite est considérée en Iran comme une tentative de maintenir la région dans l’instabilité afin de modifier la position désormais stratégique des Etats-Unis. Il s’agit en effet de se tourner davantage vers l’Asie et l’Océanie plutôt que de se concentrer sur le Moyen-Orient où plus aucun pays ne peut menacer la sécurité d’Israël et où les besoins en pétrole provenant d’Arabie saoudite ne sont plus aussi importants qu’auparavant. Curieusement, les officiels iraniens, rencontrés à l’occasion de ma visite, cultivent l’espoir que la France joue un rôle de modérateur de la politique de l’Arabie saoudite, longtemps favorable à divers mouvements djihadistes.
Les Iraniens pensent que la France a plus de points communs avec l’Iran qu’avec l’Arabie saoudite en Syrie. Désormais, l’Iran et la France ont un ennemi commun : le terrorisme alimenté par l’Etat islamique et Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) et, au-delà, le djihadisme soutenu par différents milieux en Arabie saoudite. Si les Iraniens ne sont pas prêts à lâcher Bachar al-Assad – et se félicitent de ne pas l’avoir fait, sans quoi la Syrie et la Libye seraient aujourd’hui gouvernées par Daesh m’a affirmé un haut responsable iranien -, ils ne rejettent pas une élection libre sous la surveillance de l’ONU dans les zones tenues aussi bien par le régime que par l’opposition et dans les camps de réfugiés des pays voisins. C’est une position importante et je ne vois pas comment ceux qui sont pour une solution politique la refuseraient. Mais les Iraniens n’accepteraient pas que Bachar al-Assad soit exclu d’avance de se représenter, comme d’autres, à cette élection libre.

Quels sont les freins qui empêchent encore le décollage économique de l’Iran ? Comment les autorités iraniennes comptent-elles faire coïncider développement militaire, sanctions américaines et développement économique ?
Les Iraniens, l’homme de la rue aussi bien que les responsables politiques, ne sont pas satisfaits des lenteurs de la mise en œuvre du Barjam (l’accord global sur le programme nucléaire iranien). Les conservateurs, le Guide en tête, critiquent notamment « la duplicité » de l’administration américaine et la frilosité des milieux économiques européens. La réunion entre John Kerry et les dirigeants des principales banques européennes pour les assurer que leurs activités en Iran ne seraient plus sanctionnées par Washington, a été considérée par les Iranien comme un manque d’indépendance des milieux économiques européens vis-à-vis des Etats-Unis. Ils ne comprennent pas cette apparente frilosité car l’accord sur le nucléaire a été l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en même temps, a rendu caduque les anciennes résolutions qui instauraient des sanctions à l’encontre de l’Iran.
Au contraire, le camp présidentiel défend les acquis du Barjam et souligne le chemin parcouru. Plusieurs milliards d’avoirs iraniens ont déjà été débloqués et les sociétés étrangères rivalisent pour avoir une part de l’immense marché iranien. Des dirigeants européens et surtout asiatiques se succèdent en Iran et désormais, il n’est pas aisé de trouver une chambre d’hôtel à Téhéran. Des groupes de touristes européens, français en particulier, sont visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes touristiques iraniennes d’une richesse inestimable.
Si les conservateurs américains ont trouvé un autre cheval de bataille contre l’Iran, à savoir son programme de développement de missiles balistiques, ce dernier n’est pas contraire à l’accord sur le nucléaire selon John Kerry lui-même. Il est donc hors de question que l’Iran cède sur ce point. Finalement, mis à part les Etats-Unis qui n’ont pas encore levé leurs sanctions unilatérales, rien n’empêche l’Iran de diversifier leurs achats d’armements pour ne plus dépendre de la Russie sur ce point.
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