ANALYSES

En Espagne, seulement une crise électorale ?

Les Espagnols sont rappelés aux urnes le 26 juin 2016. Le 2 mai le Roi Felipe VI a signé le décret de dissolution d’une chambre introuvable, élue quatre mois et demi auparavant. Le 20 décembre 2015 les Espagnols ont semé leurs bulletins de vote à tous vents. Fragmentés en quatre grands groupes parlementaires, -Parti Populaires, Parti Socialistes, Podemos, Ciudadanos-, et un nombre important de petits partis, les 350 députés se sont révélés incapables de composer une majorité et de former un gouvernement.

L’exercice il est vrai était difficile. Les contradictions entrecroisaient les intérêts et les valeurs défendus par les uns et les autres. La droite, -le Parti Populaire et Ciudadanos-, s’opposait à la gauche, -la Gauche unie, Podemos et le PSOE-. Les partis nationaux, -Ciudadanos, le Parti Populaire, le PSOE,- avaient en face d’eux une contestation minoritaire, mais incontournable d’élus indépendantistes et/ou nationalistes basques et catalans, -Bildu, le Centre Démocratique Catalan, la Gauche Républicaine Catalane, le Parti Nationaliste Basque. Les formations émergentes, -Ciudadanos et Podemos-, entendaient se substituer aux anciens représentants de leur famille politique, -le Parti Populaire d’un côté et le PSOE, de l’autre-.

De 1976 à 1978, en des circonstances autrement difficiles, celles de la sortie d’une dictature, communistes, nationalistes basques et catalans, socialistes et héritiers du franquisme, avaient réussi à fabriquer un compromis constitutionnel. Le « caudillo », Francisco Franco, était mort le 20 novembre 1975. La loi fondamentale négociée par les députés de la Constituante de 1977 avait été adoptée par referendum le 6 décembre 1978. Ce dénominateur n’enlevait rien aux convictions antagonistes des uns et des autres. Mais reposant sur un solide sens des réalités, et donc un refus de tout retour aux anathèmes d’un passé dramatique il a permis la mise en place de règles démocratiques, sociales, territoriales, et culturelles alors regardées avec envie d’Europe à l’Amérique latine.

Comment comprendre l’impasse de ces derniers mois ? Une impasse qui interpelle des formations politiques qui ont privilégié le patriotisme partisan au détriment de la culture du dialogue constructif. Sans doute cette impasse révèle-t-elle des fractures plus profondes. Le souvenir des temps rugueux de la dictature franquiste remonte à plus de quarante ans. L’esprit de la transition, la recherche inlassable de compromis sur la base d’un dialogue permanent a perdu sa pertinence.

Les dernières années ont été celles d’un révisionnisme, affiché et revendiqué. Les derniers feux de la transition se sont éteints avec l’échec voulu et assumé par le Parti Populaire d’un statut d’autonomie rénové en Catalogne. Parallèlement le Parti Populaire revenu au pouvoir en 2011 a écarté tout enseignement de la démocratie à l’école. Il a en revanche conforté la place de l’éducation religieuse. Il a signé une convention avec les forces armées afin d’encourager la connaissance des valeurs de défense nationale, et celle des symboles nationaux qui lui sont liés, drapeau, écu et hymne. Podemos, parti émergent, au contraire dès son congrès constitutif, a le 15 novembre 2014 a dénoncé « le carcan » de la Constitution de 1978. Pour a expliqué de façon elliptique, Pablo Iglesias, son secrétaire général, « pouvoir discuter de tout ».

L’Espagne des années 2010-2016 au-delà de discours politiques « tribaux » est une Espagne fragmentée. Il n’y a plus « deux Espagne », définition longtemps acceptée par analystes et responsables politiques, mais une sorte de retour à l’Espagne moyenâgeuse, morcelée en taifas . Tout est motif à conflit et à dissidence. Les modalités du certificat de fin d’études primaires par exemple en mai 2016. Les Régions opposées au parti Populaire refusent d’appliquer la loi organique nationale visant à améliorer la qualité de l’éducation adoptée en 2013. Le peintre Renoir s’est trouvé piégé par ces querelles d’Espagnols. Deux grandes institutions organisent en 2016 une rétrospective du grand impressionniste. L’une est organisée à Madrid par la Fondation Thyssen. Et l’autre à Barcelone, par la Fondation Mapfre. Une sorte de ras le bol a saisi beaucoup d’Espagnols, qui n’acceptent plus le compromis. Les Espagnols auraient-ils perdu avec le sens du dialogue, leur nord politique et social ?

Leur boussole nationale sans aucun doute. Au Pays-Basque et en Catalogne, le contrat national espagnol est remis en question. La porte des réformes claquée au nez des Catalans a canalisé les sentiments nationalistes vers l’indépendantisme. Les Basques ont réactualisé un souverainisme subtilement radical. En réponse les nationalistes espagnols ont durci leur discours, retrouvant l’ardeur de discours oubliés. Ciudadanos, parti émergent, né en Catalogne, se définit comme national espagnol. L’accès à la citoyenneté espagnole a été durci, des connaissances historiques et culturelles pointues étant exigées des postulants.

Leur boussole sociétale sans doute aussi. Les compteurs ont été brutalement remis à zéro. A Madrid la municipalité progressiste nouvellement élue a prétendu caviarder 256 rues aux noms considérés comme suspects de franquisme. A défaut de figures politiques d’envergure déjà éliminées la proposition visait un certain nombre d’intellectuels, comme Eugenio d’Ors, Josep Pla ou Manuel Machado. L’autre camp n’est pas resté muet ou inactif. Les maires de Agueda del Caudillo, Guadiana del Caudillo, de Llanos del Caudillo, et bien d’autres ont refusé d’effacer cette référence explicite au dictateur. A Séville, la rue Pilar Bardem, actrice communiste, a été rebaptisée par une équipe d’édile du PP, Nuestra Señora de las Mercedes.

La montée d’intolérances mutuelles touche à tout. L’Eglise s’efforce de breveter les monuments religieux. La mosquée de Cordoue est ainsi répertoriée comme cathédrale. De 1998 à 2007 l’archevêché de Navarre a par exemple immatriculé à son nom 1089 lieux de culte. Sur l’autre bord, la porte-parole de la mairie de Madrid vient d’être condamnée pour en 2011 avoir manifesté en bikini devant l’autel de la cathédrale de Madrid. Les Catalans ont fait de la tauromachie le symbole détestable de l’hispanité. La nouvelle équipe municipale de Madrid a suspendu les subventions accordées à l’école taurine de la ville. Le Parti Populaire a donc réagi considérant au contraire qu’il s’agit là d’un bien culturel immatériel. La langue, l’espagnol, ou le castillan, se perd dans ce remue méninge tous azimuts. Elle est érodée par les nouvelles technologies, la mondialisation de l’économie, tout autant que par la montée en puissance de l’enseignement des langues périphériques. Les nationalistes poussent les feux du catalan, du basque, du galicien et communiquent en anglais avec l’extérieur. Le Parti Populaire pour contenir cette concurrence faite à l’espagnol a paradoxalement tenté d’imposer un enseignement secondaire partiellement en anglais aux Baléares, en Galice et à Valence.

Sans doute la crise économique est-elle pour beaucoup dans ce « déboussolage » espagnol. Faute de travail, le chômage restant bloqué à plus de 20% de la population active, les plus jeunes, les plus affectés, accélèrent leur reconversion anglo-saxonne. Elle était musicale, elle est désormais alimentaire. L’Espagne a perdu depuis quatre ans plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Les migrants latino-américains reviennent à la maison. Beaucoup de jeunes Espagnols diplomés partent refaire leur vie en Australie, aux Etats-Unis ou en Allemagne. La classe moyenne en dix ans selon un institut de sondage aurait perdu 3 millions d’individus. De quoi sans doute perturber les certitudes. En cette année du quatrième centenaire de la mort de Miguel de Cervantés, les Espagnols ne seraient-ils pas enclins à céder à leurs fantasmes et à combattre des moulins à vent ? Rendez-vous le 26 juin.
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