ANALYSES

Une République « une et multiculturelle » ?

Presse
2 mai 2016
D’après le dernier rapport sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, publié par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), la société française ferait montre d’un plus fort sentiment d’ouverture et de tolérance. Cette tendance peut surprendre dans un contexte national marqué par une vague terroriste-djihadiste sur fond de discours identitaire et sécuritaire. S’agit-il là d’un simple effet post-traumatique d’une société en résilience ou d’un tournant historique dans la représentation que la société française a d’elle-même ? Si les Français acceptent le visage multiculturel de leur propre corps social, notre République peut-elle se penser « une et multiculturelle » ?

L’unité officielle de la République animée par une tradition universaliste et la pluralité réelle des identités qui animent son corps social placent le pays dans une tension latente.

D’un côté, notre modernité, celle du pluralisme et de l’individualisation de la société dans un monde global, interroge les identifications et identités de chacun, précisément parce qu’elles ne vont plus de soi et prennent des formes multiples. Les «identités» sont irréductiblement multiples, mouvantes, complexes : les individus sont rattachés à une diversité d’affiliations et d’appartenances, tandis que la société nationale est «objectivement multiculturelle», en ce qu’elle rassemble «en une unité politique des populations diverses par leurs origines, leurs croyances et leurs conditions sociales» (D. Schnapper). De fait, l’accélération et l’intensification des mouvements migratoires ont consolidé ce pluralisme identitaire.

De l’autre, le modèle encore prégnant de l’État unitaire et centralisé, hérité à la fois de la monarchie absolue et des traditions jacobine et napoléonienne, repose sur une forme de défiance à l’endroit de la culture de la différence et de la différence de culture. L’article 1er de la Constitution de 1958 pose le principe de l’indivisibilité de la République, qui signifie aussi l’unité de la nation souveraine [1]. La France ne connaît pas d’autres peuples que le peuple français, exempt de minorités et autres communautés. L’identification de groupes reviendrait à nier l’égalité des citoyens. C’est pourquoi le Conseil constitutionnel se refuse à reconnaître l’existence de groupes minoritaires et donc «à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance» [2]. Ainsi, le «peuple corse» ou les prétendues communautés «juive» et «musulmane» ne sauraient connaître une quelconque existence constitutionnelle… Notre Pacte social rejette la tradition anglo-saxonne multiculturaliste dont le relativisme culturel, soucieux des particularismes et des «cultures minoritaires» est perçu comme une source de fragmentation du corps social. Comment reconnaître au mieux le fait multiculturel de la société française du XXIe siècle, sans adhérer à la doctrine multiculturaliste ?

La difficulté à appréhender le fait multiculturel et à le conjuguer au sein d’un Nous accroît la polarisation politique autour de la question de l’identité. Les problèmes et enjeux de la vie de la cité tendent à être appréhendés sous l’angle des identités collectives de groupes ou communautés présumées. On observe ainsi à la diffusion de la catégorisation communautaire de la société française. Non seulement les citoyens sont renvoyés à une identité présumée par un regard culturaliste et/ou essentialiste, mais ils se trouvent réduits à une appartenance particulière, constitutive à elle seule de leur propre identité. Confrontée au pluralisme culturel, la machine républicaine à produire l’identification à la communauté nationale s’est enrayée. Alors que la neutralité vis-à-vis des différences ne tient plus lorsque l’on prétend vouloir l’égalité, la polarisation de l’ordre politique et social autour d’une conception essentialiste et culturaliste de la question de l’identité est à la base de notre désunion nationale.

La victoire idéologique des tenants du « grand remplacement » [3] dénote une dérive et met en péril la possibilité d’un Nous. Or l’identité éternelle n’existe pas. Toute identité a vocation à muer au sein d’un Contrat social vivant. La République est appelée à continuer à se construire, mais sans rupture avec le passé, car si les identités des individus sont évolutives, la République garde en elle un substrat hérité d’une histoire nationale. Le dogmatisme et le moralisme qui imprègnent le discours républicain officiel échouent cependant à définir les valeurs partagées d’une communauté politique située au-dessus des identités plurielles et qui ne se réduit pas à l’identité majoritaire. Des normes communes doivent donc être définies à partir des valeurs de la République, plus fondamentales que jamais au moment où des voix de l’extrême droite avouent en être «saoulées»…
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