ANALYSES

Allemagne contre BCE : un débat gênant ?

Tribune
28 avril 2016
La campagne qu’un certain nombre de responsables allemands ont lancée contre la politique expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE) illustre les difficultés politiques qui accablent la zone euro. Dans le même temps, de nombreux dirigeants politiques, notamment en France, en sont réduits à attendre de la Banque centrale que son activisme compense leur perte de maîtrise économique. Aux yeux des gouvernements en difficulté, la BCE incarne désormais un symbole indispensable de volontarisme et d’expertise économique, alors que les craintes d’une désintégration progressive de l’Union européenne vont croissantes. La plupart des responsables politiques européens défendent ainsi l’indépendance de la BCE face aux critiques allemandes pour des raisons qui ont en réalité peu à voir avec le credo monétariste qui sous-tend l’institution.

Leur soutien affirmé illustre non seulement leur souhait de maintenir le seul outil de relance de la zone euro, mais aussi leur réticence à s’engager dans un débat ouvert avec leurs homologues allemands sur la gestion politique de l’euro. La BCE a empêché l’union monétaire d’éclater. Dans le même temps, elle a également permis aux gouvernements nationaux de masquer leur incapacité à trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes de l’euro, dont le chômage de masse et l’instabilité bancaire sont les problèmes les plus urgents. Les conflits en cours indiquent de façon peu surprenante que ce fragile statu quo se fissure irrémédiablement.

L’impasse politique actuelle résulte notamment des types opposés de populisme qui acculent les gouvernements nationaux. Même le populisme de droite anti-immigration varie considérablement d’un pays à l’autre, en particulier sur les questions économiques. Bien que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Front national partagent une hostilité commune envers la monnaie unique, leurs positionnements économiques illustrent en fait la divergence en cours. L’AfD affiche une position économique ouvertement libérale, tandis que le FN préconise une approche bien plus étatiste et keynésienne. De façon certes paradoxale, le FN a montré plus de sympathie pour Alexis Tsipras lors de son élection en Grèce en janvier 2015 que pour l’AfD après ses récents succès électoraux. Plus généralement, tandis que les responsables politiques allemands font face à la révolte de leur population vieillissante contre les faibles taux d’intérêt, les programmes d’aide européens et la dévalorisation de l’euro, la population française tend, au contraire, à réclamer des mesures de relance supplémentaires dans un contexte de chômage de masse. Offrant un exemple frappant de cet imbroglio européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à imputer la montée de l’AfD à Mario Draghi.

Le président de la BCE se trouve dans une situation particulièrement compliquée. Conscient que l’intégrité de la zone euro repose encore sur ses épaules, il invoque nerveusement son mandat, centré sur une cible d’inflation à 2%. Ce faisant, il tente de justifier sa politique expansionniste au nom de la lutte contre les tendances déflationnistes, face aux critiques de nombreux allemands. Son sens politique couplé à un penchant personnel pour l’activisme monétaire (du type new-Keynesian) l’amène à adopter une approche complexe. Alors qu’il a suivi le chemin tracé par la Réserve fédérale dès 2008 pour éviter une dépression comme celle des années 1930, il doit faire face à un contexte spécifiquement européen de fracture idéologique suivant des lignes nationales.
Plutôt que d’orienter délibérément les outils monétaires de la BCE vers des objectifs économiques spécifiques, il doit constamment s’adonner à une sorte de théâtralité monétariste pour justifier son action. Le monétarisme allemand est du type strictement conservateur cependant. L’ordolibéralisme est attaché à l’indépendance de la Banque centrale tout comme n’importe quelle autre variante du monétarisme, mais il conçoit la stabilité des prix dans le cadre d’une doctrine purement anti-inflationniste et rejette toute forme d’intervention monétaire délibérée dans les affaires économiques. Draghi a beau rappeler que son mandat de stabilité des prix inclut également la lutte contre la déflation, son argument se heurte à un mur en Allemagne, d’autant plus que les taux négatifs mettent à mal le réseau de banques régionales, les compagnies d’assurance et les retraités.

Mario Draghi a démontré une capacité impressionnante à contourner l’orthodoxie monétaire de la zone euro. Ses programmes d’intervention monétaire ont empêché un éclatement désordonné de l’union monétaire alors que les gouvernements étaient tétanisés par l’assaut des marchés contre leurs titres de dette. Sa potion monétaire permet de manipuler les marchés financiers de façon très efficace, notamment d’écraser les taux d’intérêts des pays dits périphériques et de déprécier l’euro. Dans une moindre mesure, elle a permis de détendre les conditions de crédit de la zone euro et de stabiliser une partie des prêts bancaires après une contraction prolongée. Pourtant elle ne permet pas de véritablement soulager les PME, qui représentent 93 % des entreprises et fournissent les deux tiers des emplois européens, ou pour garantir la viabilité de l’euro à long terme.

Le président de la BCE reconnaît lui-même que la politique monétaire ne peut à elle seule sauver l’économie de la zone euro. Dans le même temps, il continue à proclamer le credo monétariste selon lequel la Banque centrale peut (et doit) s’engager dans une relance monétaire aux dimensions sans cesse croissantes, jusqu’à ce que l’inflation atteigne sa cible de 2%. La plupart des ordolibéraux jugent cette interprétation du mandat de la BCE hautement illégitime et estime que l’indépendance de la Banque centrale relève de la pure astuce rhétorique dans ce cas particulier. Alors que la politique de la BCE ne permet guère de véritablement stimuler les économies nationales, ses détracteurs soulignent les risques de bulles financières et immobilières qu’elle induit, en Allemagne et ailleurs. Dans ce contexte tendu, Jens Weidmann, président de la Bundesbank, a ressenti le besoin de soutenir l’indépendance de Mario Draghi face aux attaques de ses compatriotes. Il a ainsi affiché une position plus modérée que dans le passé ; ce qui pourrait faciliter sa carrière dans les sphères européennes et accroître ses chances d’accéder à la présidence de la BCE en 2019. Bien que la plupart des observateurs de la BCE le voient naturellement comme un faucon conservateur, il a néanmoins envoyé dès 2014 des signaux indiquant sa transition vers une approche relativement plus favorable aux politiques monétaires non conventionnelles.

L’exaspération de Mario Draghi est d’autant plus compréhensible qu’il a fait tout son possible pour apaiser les craintes allemandes au cours des premières années de son mandat. En rabrouant publiquement ses détracteurs allemands, il a toutefois écarté la possibilité d’un débat politique sur la gestion de l’euro, pourtant indispensable. En temps de paix, peu d’institutions peuvent se permettre, face à des critiques emportées, d’invoquer le droit de faire tout ce qu’elles jugent approprié et de se défausser en dénonçant les incohérences de leurs adversaires. Comme les architectes de la zone euro ont précisément façonné la BCE selon les principes fondamentaux de la Bundesbank, dont l’indépendance est un pilier, la situation actuelle semble tout à fait paradoxale. Néanmoins, l’ironie reste un piètre substitut au débat et fait actuellement obstacle à la recherche d’une solution durable aux problèmes européens, tant économiques que politiques.
Wolfgang Schäuble mène sans réserve la campagne en cours contre les achats d’actifs et les taux d’intérêt négatifs de la BCE. Alors qu’il s’efforce de limiter les avancées électorales de l’AfD et de soutenir le système financier de son pays, il s’est peu soucié ces dernières années de vendre son approche inflexible au-delà des frontières allemandes. Ses méthodes de négociation brutales et son mépris contreproductif pour les économies en difficulté ont sapé le débat politique européen depuis le début de la crise de l’euro. Les défaillances de W. Schäuble ne donnent pas raison à ses adversaires sur tous les points cependant. Elles ne le privent pas non plus du droit d’exprimer son inquiétude s’il estime que la politique non conventionnelle de la BCE est particulièrement néfaste. Les banques centrales devraient jouir, à n’en pas douter, d’une très grande indépendance afin d’élaborer une politique monétaire raisonnable, loin des soubresauts inhérents à l’arène politique. Pour autant indépendance ne signifie pas impunité.

Le débat politique doit pouvoir se pencher sur les questions économiques et monétaires les plus sensibles. Le débat sur la gestion de l’euro, comme n’importe quel débat, nécessite néanmoins la participation d’au moins deux parties responsables. Alors que les responsables allemands ne manquent pas une occasion de défendre les intérêts économiques de leur pays, une tendance politique plus inquiétante est apparue dans d’autres grands pays de la zone euro. En France en particulier, alors que les cercles bureaucratiques prenaient une importance politique sans précédent au cours des dernières décennies, la plupart des dirigeants ont considéré la monnaie unique comme un moyen de se dérober à leurs responsabilités économiques. Alors que la crise de l’euro menaçait cette approche peu judicieuse, l’activisme de Mario Draghi leur a inopinément permis de se défausser de nouveau et de se complaire dans l’invocation d’une chimérique « union de transferts ». Ce statu quo s’est avéré intenable.
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