ANALYSES

¡ Viva la evolución! Ce que l’ouverture envers Cuba révèle de la politique étrangère de Barack Obama

Tribune
1 avril 2016
par Alexandre Andorra, spécialiste des Etats-Unis, co-auteur avec Thomas Snégaroff de "Géopolitique des Etats-Unis d'Amérique" à paraitre en juin 2016 aux Presses Universitaires de France*
Le 11 avril 2015, les présidents Barack Obama et Raul Castro se serraient la main au Sommet des Amériques à Panama, marquant la première entrevue officielle entre les deux pays depuis plus d’un demi-siècle. Quatre mois plus tôt, les deux présidents annonçaient la reprise des relations diplomatiques, et le 20 juillet 2015 les Ambassades réciproques ont symboliquement repris leurs activités. Point culminant de cette détente, Barack Obama devient, en mars 2016, le premier président américain en fonction à visiter l’île en près d’un siècle.

Ces superlatifs sont utiles. Ils mettent en relief le caractère historique de la visite à Cuba de Barack Obama. Mais ils ne permettent pas de comprendre comment ce déplacement s’insère dans la politique étrangère globale du président. Pour cela, nous devons prendre du recul et comprendre que l’action de Barack Obama à Cuba, au Vietnam, au Myanmar, ou même en Syrie et en Russie relève d’une même logique et compréhension du monde. Une logique qui n’a pas manqué de se télescoper régulièrement avec les penchants interventionnistes que suscite toute attaque terroriste dans la zone transatlantique.

Souvent, il est reproché à Barack Obama d’être faible, naïf et de fuir la force militaire – bref de bluffer plus que d’agir. Les plus acerbes des critiques conservateurs, flirtant avec la théorie du complot, l’accusent même de conduire délibérément l’Amérique à son déclin. En clair, à cause d’Obama, l’Amérique faiblit et le monde vacille. Ah si seulement l’US Army n’avait pas déserté l’Irak ! Si elle était intervenue en Syrie, en Libye et au Yémen ! Le monde se porterait mieux aujourd’hui.

Mettons de côté le fait que ce genre de discours occulte l’envoi par Obama de 30 000 troupes supplémentaires en Afghanistan au début de son premier mandat ; ou l’intervention unilatérale de Navy Seals en territoire pakistanais pour capturer Ben Laden en 2011. Au bout du compte, l’argument central de ces critiques est qu’en empêchant l’Amérique d’intervenir dans les crises qui embrasent la planète, Obama précipite le déclin de l’oncle Sam. Mais le président pense exactement le contraire : la sur-expansion militaire est un danger en elle-même, car elle finira par nuire à l’économie américaine, à la capacité des Etats-Unis de s’occuper d’autres dangers, et menacera la vie des soldats américains pour des intérêts qui ne sont pas vitaux.

C’est le point le plus controversé de la doctrine Obama – et le point qu’il défend sans relâche depuis sa campagne de 2008. Obama se plaint souvent de ce qu’il appelle « the Washington Playbook », un ensemble de règles intemporelles et non écrites, émanant de l’appareil de sécurité nationale américain, et que le président est censé suivre en cas de crise internationale. Sauf que le président actuel reproche à ce playbook d’être sur-militarisé et ainsi d’oublier une partie de la réponse. « Je veux un président qui a conscience qu’on ne peut pas tout régler. Ce qui à mes yeux n’est pas intelligent, c’est l’idée que chaque fois qu’un problème apparaît, nous envoyons notre armée pour rétablir l’ordre. C’est tout bonnement impossible », estime-t-il. A cela s’ajoute la préférence d’Obama pour le sang-froid, la rationalité et le long terme. S’il fuit quelque chose, ce sont les décisions prises dans la panique, l’émotion et le court-termisme.

Cela transparait dans sa réaction au terrorisme par exemple. Il répète souvent que, à l’image de la lutte contre le crime, le terrorisme est un problème permanent, qui peut être géré mais pas éradiqué. Même en 2014, quand Daesh a décapité des otages américains, il ne cède pas à l’émotion. Au contraire, il rappelle fréquemment à son staff que le terrorisme tue beaucoup moins d’Américains que les armes à feu, les accidents de la route ou les chutes dans les salles de bains ; que finalement, le terrorisme actuel génère une peur disproportionnée par rapport aux risques qu’il fait peser sur l’Amérique. Et les chiffres semblent aller dans son sens : le territoire américain a subi plus d’attaques terroristes dans les années 1970 qu’entre le 11-septembre et 2015.

C’est cette analyse – l’Amérique sous-estime sa puissance quand elle la limite à la force militaire – qui sous-tend sa politique envers Cuba. Au contraire, la politique étrangère américaine doit être multidimensionnelle (diplomatie, politique, militaire, juridique, économie, aide au développement, commerce, soft power, éducation) et s’inscrire sur le temps long : un changement brutal et sans implication des acteurs locaux engendre une victoire moins durable que des mesures incrémentales – l’évolution plutôt que la révolution en somme. Barack Obama avait exposé sa vision dès la campagne de 2008, déclarant lors d’un débat entre Démocrates sur CNN, qu’il rencontrerait sans conditions les dirigeants syrien, cubain, iranien, nord-coréen et vénézuélien, car « l’idée selon laquelle ne pas parler à certains pays représente une punition pour eux … est ridicule ».

Et il a eu le courage de respecter son engagement. Rappelons pourtant que la détente avec Cuba est traditionnellement un sujet politiquement risqué aux Etats-Unis. La politique américaine envers Cuba était jusque-là fortement influencée par la communauté des exilés cubains, pas vraiment partisane des Castro. Autant dire que Démocrates comme Républicains ont toujours craint de se mettre à dos un réservoir d’électeurs habitant un swing state (la Floride) souvent crucial pour les présidentielles. Dans ces conditions, rien qu’envisager une détente avec Cuba était courageux de la part de Barack Obama.

Il faut dire qu’après un demi-siècle d’embargo l’échec était patent : non seulement il ne produit pas les effets escomptés (une démocratisation de Cuba), mais il coute 1,2 Md$ par an à l’économie américaine et nourrit l’anti-américanisme sur le reste du continent. Sans oublier la stigmatisation mondiale : en 2013, 188 membres de l’Assemblée générale des Nations unies adoptaient une résolution condamnant l’embargo américain – seulement deux s’y opposaient : les Etats-Unis et Israël. Mais même dans ces conditions, Barack Obama a agi par petites touches plutôt que par une révolution transformative : d’abord l’annonce de la reprise des relations, puis la rencontre avec Raul Castro, puis l’ouverture des Ambassades, puis la levée progressive des restrictions commerciales, bancaires et touristiques, puis le déplacement à Cuba, etc.

Certes, il reste beaucoup à faire – la levée de l’embargo économique par exemple dépend du Congrès. Mais il est difficile de maintenir qu’Obama souffre d’aversion au risque : renverser diamétralement la politique cubaine des Etats-Unis, laquelle datait d’un demi-siècle, demande une force de caractère exceptionnelle ; tout comme résister aux pressions constantes des faucons Républicains, des Démocrates interventionnistes et des alliés de l’Amérique à la sur-expansion militaire ; ou encore miser la sécurité internationale et son propre héritage sur le fait qu’un des Etats créanciers du terrorisme mondial signerait un accord gelant son propre programme nucléaire. De même, tendre la main à des pays aussi hostiles aux Etats-Unis que Cuba, le Myanmar ou le Vietnam – la Russie et la Syrie durant son premier mandat – est éminemment osé. Si ces risques n’ont peut-être pas mis en péril des soldats américains, ils constituent tout de même des risques politiques. Aller à l’encontre des préjugés, des discours dominants et tendre la main à son ennemi nécessite bien souvent plus de force, de courage et de confiance que de céder aux sirènes interventionnistes qui confondent puissance et force militaire. La puissance, pour Barack Obama, c’est précisément « obtenir ce qu’on veut sans être contraint de recourir à la violence ».

Résultat, selon un sondage du Washington Post d’avril 2015, la cote de popularité de Barack Obama auprès des Cubains (80%) est nettement supérieure à celle de Fidel Castro (44%). Au Vietnam, autre pays communiste, les Etats-Unis ont une image positive à 80%. Un tour de force quand on pense au passé que ces pays ont avec l’oncle Sam… Et de fait, peut-on sérieusement argumenter que la position des Etats-Unis à Cuba et en Amérique latine est aujourd’hui moins forte que quand ils mettaient toute leur énergie à isoler l’île communiste ou à soutenir des milices d’extrême droite au Nicaragua ?

Bien sûr, il n’a jamais été sérieusement question de bombarder Cuba, mais reste que l’attitude adoptée par la plupart des Démocrates et Républicains a souvent été similaire à celle concernant l’Iran, la Corée du Nord ou le Venezuela : un discours martial doublé d’une ingérence politique visant le changement de régime. Affirmant dans son discours sur l’état de l’Union 2015 que « quand ce que vous faites ne fonctionne pas depuis 50 ans, il est temps d’essayer quelque chose d’autre », Barack Obama a radicalement changé cette approche. Patient et pragmatique, il a procédé par petites touches et parié qu’une poignée de mains peut être plus puissante qu’un obus. Contester le bien-fondé de ce pari risqué relève du débat (géo)politique ; le faire passer pour un bluff synonyme de faiblesse relève de la mauvaise foi.

 

* Ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Benjamin Franklin), Alexandre ANDORRA est adjoint de direction à la Banque de France. Il est diplômé d’HEC Paris et du département de Sciences Politiques de la Freie Universität Berlin. Spécialiste des Etats-Unis, il étudie également la façon dont les évolutions économiques et financières interagissent pour influencer les relations internationales. Il a co-écrit avec Thomas Snégaroff, Professeur à Sciences Po Paris, Géopolitique des Etats-Unis d’Amérique, à paraitre en juin 2016 aux Presses Universitaires de France.
Ses travaux et publications sont le fruit de ses recherches personnelles et se font en son nom propre, non en celui de la Banque de France ou pour le compte de celle-ci.
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