ANALYSES

«Printemps républicain» ou «République identitaire»?

Presse
30 mars 2016
De quoi le «Printemps républicain» est-il le nom? Le mouvement qui vient d’être lancé est-il de nature à réenchanter la gauche en ouvrant un renouveau des possibles pour le progressisme du XXIe siècle ou s’agit-il d’une énième expression de la rétractation de l’ordre politique autour d’un noyau dur identitaire ?

Les références lancinantes et systématiques à la «République» continuent d’attiser la confusion en multipliant les contresens. La polysémie du mot vire à la cacophonie et à la confrontation. Derrière ce brouhaha, une entreprise idéologique et politique se fait jour, qui entend cristalliser le débat public autour d’une conception identitaire de la laïcité.

Si l’ensemble de l’échiquier politique — ou presque — a investi la «question de la laïcité» – c’est-à-dire la «question musulmane», – celle-ci se pose en des termes spécifiques pour la gauche. Officiellement, l’appel à un «Printemps républicain» se veut d’abord un manifeste en faveur de la «défense de la République». Soit. L’ambition affichée, certes louable, comme la bonne foi de la plupart des participants à ce mouvement ne sauraient pourtant masquer le glissement idéologique par lequel la passion de l’identité se substitue à la passion de l’égalité/la justice. La République peut-elle vraiment se réduire à un projet de société fondé sur le seul principe de laïcité, érigé en valeur morale totalisante, quand les inégalités ne cessent de croître et de saper la foi dans la promesse républicaine ?

La tendance laïco-identitaire est le symptôme du désarroi d’une République confrontée à des bouleversements profonds (souvent perçus comme autant de menaces) dont les racines profondes sont à chercher dans un monde globalisé dans lequel se trouve absorbé notre village national. Incapable de produire un discours adapté à cette nouvelle donne systémique, cette gauche cède à la paresse intellectuelle en se perdant dans une surenchère rhétorique et idéologique : la laïcité devient un étendard identitaire, elle est la solution globale aux maux de la société française. Le discours se veut catégorique, digne du dogmatisme des idéologies identitaristes. Principe fondamental de neutralité religieuse de l’Etat, la laïcité se retrouve investie de pouvoirs magiques, elle aurait réponse à tout. Cette forme d’absolutisme instille une confusion entre l’espace public et l’espace privé, entre l’Etat et la société, la volonté générale et la volonté individuelle (y compris celle des femmes voilées), le droit et le devoir, la liberté et l’interdit. Certains n’ont-ils pas préconisé l’interdiction du port de jupes trop longues à l’école pour présomption de signe islamique ?

Cette dérive idéologique s’accompagne de la tentation d’abandonner la matrice du progressisme républicain : la lutte contre les inégalités. Non seulement la laïcité-identitaire est un dévoiement par rapport à la lettre et à l’esprit libéral de la Loi de 1905, mais ses tenants trahissent la volonté d’Aristide Briand, père fondateur de cette grande loi de la République, qui déclarait à la Chambre des députés : «La réalisation de cette réforme aura pour effet désirable d’affranchir ce pays d’une véritable hantise, sous l’influence de laquelle il n’a que trop négligé tant d’autres questions importantes d’ordre économique et social». Le dévoiement de la laïcité est aussi un dévoiement de la raison d’être politique d’une gauche incapable de dessiner un nouveau champ des possibles et d’assumer son propre héritage politique. Ainsi, la crispation suscitée par la visibilité des musulmans contraste avec l’absence de toute mobilisation en faveur de l’égalité et la justice, malgré la publication d’une série de rapports démontrant le système discriminatoire dont sont l’objet ces mêmes musulmans.

Poser la question de la laïcité n’a rien d’illégitime en soi. Vouloir l’imposer au centre de l’ordre politico-social en l’érigeant en valeur absolue pose problème : outre la neutralisation de la question sociale que cela induit, le risque d’une dérive xénophobe n’est pas à mésestimer. La volonté légitime de définir un Nous bascule dans une entreprise idéologique d’exclusion d’un Eux, pourtant de Nous. En attestent les incantations et les slogans répétés prônant un «droit à l’islamophobie», certes légal et légitime en soi, mais destiné à incarner l’horizon indépassable de la nouvelle gauche identitaire… Preuve que ce mouvement est aussi le symptôme d’un vide idéologique et d’une crise de la pensée en France.

Ainsi, le désordre autour du mot d’ordre républicain est toujours aussi prégnant. Alors que chacun – y compris au Front national – se prévaut du label de la «laïcité républicaine», les républicains continuent de s’excommunier au nom de leur République respective. Cette bataille culturelle est au cœur de la quête de la refondation de notre Contrat social, seule susceptible de forger un avenir commun. L’entreprise est rendue difficile par la nature même de la chose républicaine : il s’agit d’un être idéel vivant, non figé. Dès lors, comme le soulignait déjà Tocqueville dans ses Souvenirs (1893) à propos du cri unanime «Vive la République !» qui ouvrit l’Assemblée nationale du 4 mai 1848 : «Je crois, du reste, qu’ici [c]e cri fut de part et d’autre sincère ; il répondait seulement à des pensées diverses ou même contraires. Tous voulaient alors conserver la République, mais les uns voulaient s’en servir pour attaquer, les autres pour se défendre».

Béligh Nabli, La République identitaire, préface de Michel Wieviorka, Ed. du Cerf, mars 2016.
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