ANALYSES

Normalisation des relations entre Cuba et les Etats-Unis : quels enjeux économiques et géopolitiques ?

Interview
21 mars 2016
Le point de vue de Jean-Jacques Kourliandsky
Comment interpréter l’initiative diplomatique historique d’Obama à Cuba ? Est-ce la formalisation de l’échec de la politique étrangère des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba, jusqu’alors privilégiée ?
L’initiative d’Obama ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été annoncée publiquement le 17 décembre 2014. C’est à ce moment-là qu’a été officialisé le dialogue diplomatique engagé entre Cuba et les Etats-Unis afin d’aboutir à une normalisation des relations. Dès son premier mandat, le président Barack Obama, détenteur d’un Prix Nobel de la Paix, avait porté des idées tout à fait différentes de celles de son prédécesseur en matière de politique extérieure. Mais ses conceptions sur les dossiers iraniens et cubains ont mis du temps avant de se formaliser.
En ce qui concerne Cuba, le discours tenu par Obama s’est inscrit dans un cadre de politique étrangère global, défini par un constat : s’il y a des régimes avec lesquelles les Etats-Unis ne partagent pas les mêmes valeurs, notamment démocratiques, la coercition et la force ne permettront pas de les infléchir. C’est une affaire de temps et de dialogue. Pour obtenir un changement réel, il ne faut pas s’immiscer dans les affaires intérieures d’un pays mais multiplier les échanges commerciaux, économiques, culturels, religieux, sportifs, etc. C’est dans ce contexte que les relations peuvent être normalisées.
Or, Cuba souhaite l’apaisement des relations sur la base d’une acceptation, par les Etats-Unis, du régime tel qu’il est. La présence de Barack Obama à La Havane se situe donc dans cette toile de fond. Le président américain y arrive avec ses idées et va d’ailleurs rencontrer des dissidents du régime. Mais il leur tiendra assurément ce discours, refusant toute utilisation de la force pour renverser le régime cubain. La coercition doit laisser le pas à l’ouverture et au décuplement des échanges.
Evidemment, il s’agit d’un processus. Si les ambassades ont été rouvertes au mois de juillet 2015, l’embargo reste en vigueur depuis 1962. Issu du vote du Congrès des Etats-Unis, l’embargo avait été renforcé dans les années 90 par des initiatives propres à ce même Congrès et ne pourra être levé que par lui. Or, le président est démocrate, le Congrès républicain, et alors que les Etats-Unis sont dans une période d’élections présidentielles et législatives, il est tout à fait improbable que le Congrès fasse un cadeau à un président démocrate.

Le financement de l’essor économique de Cuba l’obligera certainement à se réintégrer dans l’économie mondiale et à se rapprocher des institutions de Brettons Woods. Cuba est-il prêt à se réformer et à se plier aux recettes néo-libérales ? Qui seront les gagnants et les perdants de l’ouverture économique du pays ?
Deux points importants sont à souligner. Un congrès du parti communiste cubain va suivre la visite du président Obama au mois d’avril. Il sera essentiellement consacré à des réformes du système économique, afin de le rendre plus compétitif, plus productif et plus ouvert à l’économie de marché. De plus, bien que les Cubains soient disposés à réintégrer le système financier international, ils n’en ont pas les moyens en raison des mesures de l’embargo américain. Ces mesures interdisent non seulement à Cuba d’accéder au FMI, à la Banque mondiale et au système financier international mais prohibent aussi toute utilisation du dollar avec des pays tiers commerçant avec Cuba. Les sanctions conséquentes engagées par les tribunaux des Etats-Unis à l’égard de la BNP et de la Commerzbank en témoignent. Dans leurs transactions, qui ne concernaient nullement les intérêts américains mais les activités extérieures d’autres pays, ces banques avaient utilisé le dollar en considérant que cette monnaie d’échanges internationale ne devrait pas poser de problèmes. Or, les mesures d’embargos unilatérales des Etats-Unis en direction de Cuba apprécient le dollar, non comme un instrument monétaire international, mais comme la monnaie des Etats-Unis. Ainsi, dans la mesure où les Etats-Unis interdisent toutes transactions avec Cuba, il est logique d’interdire l’utilisation du dollar dans les échanges commerciaux entre Cuba et des pays tiers.
Il est exclu que Cuba réintègre aujourd’hui le système monétaire international. Le contexte actuel n’est pas favorable à la levée immédiate du véto américain. Cela dit, de nombreux accords bilatéraux ont été signés entre Cuba et des pays membres du système financier international. Par exemple, concernant la dette cubaine, une entente a été conclue avec le Club de Paris, la France s’étant engagée à la consolider il y a quelques semaines, la Russie s’était déjà pliée à l’exercice l’année dernière et l’Espagne s’apprête à le faire. Cuba n’est pas isolé du monde mais de l’organisation économique et financière globale du fait de l’embargo des Etats-Unis.
Concernant l’ouverture commerciale cubaine, les enjeux économiques sont à relativiser. Il ne faut pas surestimer le poids économique de Cuba. Mais cela n’exclut pas la compétition. Certains secteurs – le tourisme, l’agro-alimentaire, la santé et la médecine – sont fortement disputés par les Asiatiques, les Européens, les Latino-Américains, les Canadiens, etc. Les intérêts des Etats-Unis font donc pression : une chambre de commerce entre les Etats-Unis et Cuba s’est prononcée depuis longtemps en faveur d’une régularisation des relations pour pouvoir entrer en concurrence avec ses rivaux étrangers.
Cependant, l’enjeu économique est réel pour Cuba qui est demandeur d’une ouverture plus grande vis-à-vis des Etats-Unis. Il ne s’agit pas pour autant de substituer les Etats-Unis avec les partenaires commerciaux de Cuba déjà existants. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro a effectué une visite précédant celle de Barak Obama et a confirmé les liens entre les deux pays. L’Union européenne a rectifié sa politique de coopération avec Cuba il y a quelques jours. Les visites de chefs d’Etats se sont multipliées à Cuba, du président français au président turc en passant par le président du Conseil italien, les présidents brésilien, russe et chinois. Ces consultations nombreuses sont liées à la concurrence d’un marché, certes petit, mais qui présente des intérêts touristiques et géopolitiques. Cuba peut en effet devenir une plate-forme importante de service maritime dans le cadre de l’élargissement du canal de Panama car elle se trouve à mi-chemin entre l’Afrique, l’Europe, l’Amérique du Nord et le canal de Panama qui permet de joindre l’Asie.

La normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba s’inscrit dans un contexte de contre-performance électorale pour les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Assiste-t-on à une réorientation globale de l’Amérique latine, plus favorable aux Etats-Unis ?
L’évolution des relations entre les Etats-Unis et Cuba a sa propre dynamique. La situation cubaine est avant tout un reliquat de la guerre froide que les Etats-Unis souhaitaient modifier. L’intégration cubaine est aussi la conséquence d’un besoin économique prononcé pour Cuba. Enfin, cette mutation croise la présence, à Cuba, d’un pays allié des Etats-Unis, la Colombie, qui a choisi Cuba comme lieu de négociation pour régler un problème d’ordre intérieur. Ainsi, l’apaisement des relations entre Cuba et les Etats-Unis constitue une question spécifique, indépendante des récents changements politiques en Amérique Latine.
Pour autant, les Etats-Unis, en se réconciliant avec Cuba, ont ouvert une fenêtre d’opportunité qui va leur permettre de profiter du repli des forces nationalistes et progressistes en Amérique latine. Les Etats-Unis n’en espéraient pas tant et vont logiquement tenter d’instrumentaliser cette opportunité en la couplant sur Cuba. Barack Obama se rend d’ailleurs en Argentine, un pays qui a connu une alternance électorale à la fin de l’année 2015, aussitôt après sa visite à Cuba. La dernière visite d’un président américain en Argentine remonte à 2005, lorsque les gouvernements progressistes d’Amérique Latine avaient refusé à Mal del Plata le projet d’une zone de libre-échange proposé par George W. Bush, de l’Alaska à la Terre de Feu.
Les deux dossiers ne sont donc pas liés directement mais se sont croisés alors que le gouvernement des Etats-Unis essaye de bonifier les possibilités offertes par les récentes alternances politiques en Amérique latine.
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