ANALYSES

Chute du cours des hydrocarbures : la sécurité énergétique européenne en danger ?

Tribune
15 février 2016
Par Mikaël Lefèvre, consultant indépendant sur les questions de sécurité énergétique et géologie pétrolière
L’Union européenne comptait en 2014 pour 12,7% de la consommation énergétique mondiale, conservant une part d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel) significative dans son mix énergétique à hauteur de 73%.

La dernière stratégie de coordination des politiques économiques européennes sur 10 ans, dite « Europe 2020 », proposait en 2010 un grand objectif d’augmentation de la part des énergies renouvelables à hauteur de 20% dans le mix énergétique (12% en 2013), de même qu’une augmentation de l’efficacité énergétique de 20% des infrastructures existantes ou à venir.
Force est de constater qu’aujourd’hui et demain, même si les ambitieux objectifs environnementaux fixés à Bruxelles sont tenus en 2020, les énergies fossiles continueront de jouer un rôle prépondérant dans l’économie européenne (les prévisions de l’Agence Internationale de l’Energie pour 2050 donnent un écart entre 50% et 35% d’énergies fossiles dans l’OCDE selon les scénarios envisageables).

Un approvisionnement pérenne et sécurisé des flux d’hydrocarbures demeurera donc un enjeu stratégique pour l’Union européenne dans un environnement économique en profonde mutation (baisse des cours du pétrole de 100$/baril en juin 2014 à 30$/baril actuellement).

Un rapport de force en déséquilibre

L’effondrement des cours du baril lié à une demande atone, une croissance mondiale de moins en moins portée par une Chine moribonde, une politique saoudienne agressive pour conserver ses parts de marché et l’émergence de nouvelles sources d’approvisionnement bon marché telles que l’Iran, a redéfini l’équilibre entre des consommateurs voulant réduire leur facture énergétique au profit de leur croissance domestique et des producteurs voulant préserver leurs économies érodées par des effets de Dutch disease.

Dans ce contexte, l’Union européenne, grande importatrice d’hydrocarbures au regard d’une production vieillissante réduite à la mer du Nord et au champ gazier de Groningue (Pays-Bas), se positionne en grande gagnante de la baisse des prix.

L’inertie sur la variation des prix des contrats (le plus souvent renégociés à l’année), qu’il s’agisse de contrats netback ou de contrats à terme stresse l’économie des pays producteurs de façon extrêmement soutenue depuis l’automne 2015 (les contrats à terme bénéficiant le plus souvent de clauses dites d’équité ou de force majeure permettant d’interrompre et de renégocier le contrat chaque trimestre). Le PIB des pays producteurs se voit ainsi atteint (Russie : +0,6% en 2014, -3,6% en 2015), entrainant des mesures drastiques d’austérité : Abu Dhabi a annoncé en février dernier puiser dans le fonds souverain du royaume, Adia (Abu Dhabi Investment Authority) pour pallier la perte de revenus liée à la baisse des cours et la monarchie Saoudienne a exprimé son désir de voir diminuer les subventions sur l’eau, l’électricité et le carburant pour les citoyens du royaume afin de couvrir le même objectif (la décision du conseil des ministres du 28 décembre 2015 présidé par le roi Salmane prévoit l’augmentation du prix de l’essence à hauteur de 50% passant de 0,60 riyal/litre à 0,90 riyal/litre).

Les consommateurs que sont les pays européens s’attendent eux à un rebond de la croissance porté par une énergie bon marché se félicitant de ce qui pourrait pourtant bien représenter l’une des plus sérieuse menace pesant sur la sécurité énergétique de l’Union européenne.

Le mirage des prix bas

Dans la continuité des impacts économiques de la baisse des prix sur les pays producteurs, les acteurs privés de l’industrie des hydrocarbures subissent également de plein fouet la chute des cours entrainant des plans d’économies à coup de licenciements (14 000 postes supprimés chez Weatherford + 6 000 à prévoir, 20 000 postes chez Schlumberger), restructurations, fusions-acquisitions (Shell – British Gas annoncé en 2015), ventes d’actifs et baisse des investissements spécifiquement dans le secteur de l’exploration-production.

Une telle conjoncture a des effets excessivement néfastes, spécifiquement pour les producteurs hors-OPEP (Russie, Norvège…) qui voient fondre leurs investissements privés comme publics au risque de ne pas être capable de renouveler leur capacité de production pour les années futures. Les deux géants pétroliers russes Gazprom et Rosneft ont vu leur chiffre d’affaire respectivement chuté de 37% et 36% entre 2014 et 2015 (pour une perte nette de 54 et 51 millions d’euros) alors que le norvégien Statoil perdait sur la même année 20% de son chiffre d’affaire (-121 millions d’euros) (basé sur les résultats 2014 publiés et les résultats prévisionnels de 2015). Les délais entre la découverte d’un champ et sa mise en exploitation pouvant atteindre 20 ans pour les plus complexes (Cf. champ de Kachagan au Kazakhstan), ceux-ci se complexifiant d’année en année (les plus simples étant déjà en exploitation), le risque de voir la production de certains pays décliner par manque d’investissements est réel.

Or, l’Union européenne importe de Russie et de Norvège respectivement 39% et 29,5% de son gaz naturel et 33,5% et 11,7% de son pétrole brut en 2013 (dernières données disponibles via le rapport de 2015 de la commission européenne). Se pose donc la question de savoir si les actuels prix bas des hydrocarbures ne sont pas un mirage économique dissimulant la menace d’une tension future sur l’approvisionnement énergétique européen.

Cette réflexion doit nécessairement être intégrée dans un schéma géopolitique plus large qui pointe des menaces de plus en plus persistantes sur les fragiles routes de l’énergie vers l’Europe.

Des points de friction alarmants

Nonobstant le fait que la menace d’une chute des investissements en Russie se double de tensions politiques liées notamment à la crise ukrainienne, d’autres points de frictions viennent émailler les routes des hydrocarbures venant de pays tiers. Ainsi, les approvisionnements venant du bassin caspien (notamment Azerbaïdjan : 4,8% des importations de pétrole brut en 2013) passant par le BTC pipeline (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) se voient menacés simultanément par les conflits politiques géorgiens avec son voisin russe mais également le regain de tensions dans le Sud de la Turquie entre armée régulière et combattants kurdes, ces deux facteurs ayant déjà entrainés des fermetures du BTC par le passé. De même, l’implantation en Libye (5,6% et 1,8% des importations respectivement en pétrole brut et gaz en 2013) du groupe Etat Islamique pourrait à terme représenter une menace pour l’approvisionnement de l’Europe en pétrole et en gaz.

Sans extrapoler sur les actuelles tensions entre Iran et Arabie Saoudite, il demeure clair qu’une stratégie de diversification des sources d’énergie orientée vers les énergies renouvelables en accord avec la stratégie « Europe 2020 » doit se coupler à une vision européenne commune sur l’importation d’hydrocarbures prenant en compte les impacts à long terme d’une baisse durable des prix comme une menace potentielle pour sa sécurité énergétique.

Des alternatives ?

La chute des cours du baril ne permettant pas à de nouveaux producteurs potentiels d’émerger de façon compétitive sur le marché actuellement (Brésil et Afrique de l’Est en tête), la liste des nouveaux partenariats envisageables demeure réduite à sa portion congrue : l’Iran et les Etats-Unis. Le premier, longtemps mis au ban de la communauté internationale par les Etats-Unis et l’Europe pour sa politique nucléaire et son régime autoritaire, le second, premier producteur d’hydrocarbures en 2015 autorisant tout juste l’export de gaz non-conventionnel interdit à l’exploitation par fracturation hydraulique dans une majorité de pays européens.

Les enjeux socio-économiques liés à une reprise de la croissance en Europe étant une question hautement politique, le problème de la résilience de l’Union européenne vis-à-vis de sa sécurité énergétique doit continuer à se poser au regard d’une chute durable des prix du pétrole, la Banque Mondiale ayant encore diminué ses prévisions pour 2016 à 37$/baril contre 51$/baril prévu en octobre 2015. La nécessité pour l’Europe de proposer une stratégie sur le long terme pour un approvisionnement durable en énergie ne pourra donc se départir d’une diversification de ses sources d’énergie autant que de ses sources d’approvisionnement dans un marché en profonde mutation.
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