ANALYSES

L’Arabie saoudite, Starbucks et les femmes

Presse
9 février 2016
Starbucks (a) interdit aux femmes d’accéder à l’un de ses cafés à Riyad, en Arabie saoudite. La chaîne américaine fait voler en éclats son storytelling sur l’équité. Quand le local prime à l’ère du global.
C’est l’absence provisoire de mur de séparation obligatoire – dans les restaurants, cafés et autres magasins saoudiens – entre les parties réservées respectivement aux hommes et aux femmes qui a conduit la compagnie Starbucks à interdire à aux femmes l’entrée d’un de ses cafés à Riyad. Il est (ou il a, un temps, été) suggéré aux clientes d’«envoyer leur chauffeur», lorsqu’elles en ont un – les femmes n’ont pas le droit de conduire en Arabie saoudite -, leur acheter un caffè latte ou macchiato

Si cet épisode a certes lieu dans une contrée lointaine, il fait écho à certaines images de notre passé pas si lointain : les pancartes «Cinéma interdit aux juifs» dans le Paris de 1941, «White persons only» à l’entrée des plages et des restaurants en Afrique du Sud du temps de l’apartheid, ou aux Etats-Unis pendant la ségrégation. Reste que dans un monde globalisé, l’argument du relativisme culturel ne tient pas de la part d’une société multinationale. D’autant qu’un document officiel (mais juridiquement non contraignant) des Nations unies, sur les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, invite les entreprises «à considérer le respect des droits des femmes comme une norme de conduite générale que l’on attend de toutes les entreprises où qu’elles soient».

Dans le cas d’espèce, le bannissement des femmes émane d’une entreprise américaine qui a construit une partie de son storytelling sur le commerce équitable, sur les productions locales de café et donc sur… l’éthique (avant de se tourner vers Monsanto). Au mépris de l’un des droits humains les plus fondamentaux, Starbucks choisit de se plier aux lois discriminatoires et misogynes du pays pour vendre ses produits mais aurait assuré que tous ses cafés «fournissent des équipements, des services, des menus et des sièges égalitaires entre hommes, femmes et familles»… quand le fameux mur de séparation est présent, sinon seuls les hommes ont le droit de consommer et même d’entrer.

Les appels au boycott ont tôt fait de se multiplier sur les réseaux sociaux, avec les hashtags #StarbucksApartheid ou #NotInMyName, émanant notamment – mais non exclusivement – de réseaux féministes britanniques, américains et français. Il est probable qu’un tel bad buzz n’ait pas d’incidence sur le chiffre d’affaires de Starbucks, voire qu’il constitue une publicité gratuite.

La chaîne invoque les «coutumes locales» pour justifier sa décision. L’argument est faible. Toute personne, même morale ou commerciale, a une responsabilité morale. Elle n’a pas à plier devant toute «pratique» ou idéologie fondamentaliste dégradante. L’actuel royaume wahhabite est le fruit d’un projet, né à la fin du XVIIIe siècle, d’unification de tous les musulmans sur un seul territoire au sein d’un même État religieux. Un projet – qui n’est pas sans rappeler l’ambition actuelle de Daech – au cœur du pacte tacite entre la famille Al-Saoud, dont «le pouvoir est d’essence sédentaire» dans un environnement formé de bédouins nomades, et des descendants de Mohammed Ibn Abdel Wahhab, père du Wahhabisme. Cette alliance du «sabre et du turban» (George Corm) a permis de «détribaliser» (Fatiha Dazi-Héni,) une entreprise politico-militaire animée par la volonté de créer une forme d’État conçu sur le modèle de l’État-nation. Au terme de conquêtes successives, le royaume d’Arabie saoudite est fondé officiellement le 22 septembre 1932 par Abdelaziz ben Abderrahmane Al-Saoud, «émir du Nadjd et imam des Wahhabites» depuis 1902, qui en devient le roi. Avec l’abandon sous la pression des Britanniques de l’ambition originelle d’unification des musulmans, la rupture est consommée avec un mouvement de dissidence salafiste. Le régime n’en reste pas moins la façade, le porte-voix et le grand argentier du wahhabisme sur la scène arabe et internationale. L’État théocratique repose sur une monarchie islamique absolue, contrôlée par la famille Saoud. La mort du roi Abdallah et sa succession à la tête du royaume par son frère, le prince héritier Salman n’a pas changé cette donne fondamental(ist)e.

L’islam sunnite wahhabite est le pilier de l’ordre social, juridique et politique du pays : l’islam est la religion officielle du Royaume, et le droit applicable se fonde sur le Coran et la sunna. La société civile est régie par une lecture rigoriste des sources de l’islam, imposée aux sujets du Royaume qui se trouvent ainsi sous la surveillance et le contrôle d’une police religieuse (les «muttawas») et d’une «Commission de la promotion de la vertu et de la prévention du vice». Le wahhabisme est aussi un «produit d’exportation» (même après les attentats du 11 septembre 2001 à New York). L’Arabie saoudite persiste dans l’apologie d’un islam rigoriste d’inspiration wahhabite au sein et au-delà du monde arabe. Les Saoudiennes font face à des restrictions iniques de leurs droits : elles ne peuvent ni voyager sans le consentement d’un homme de leur famille, ni se marier ou travailler sans l’accord d’un garant ; elles ne peuvent pas non plus se mélanger à des hommes qui ne sont pas de leur famille dans des lieux publics tels que des restaurants. Dans un geste en trompe l’œil, le régime a enfin reconnu le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales pour les femmes, avec la fixation d’un quota de 20% des sièges du Parlement en leur faveur.

Toute femme dans l’espace public, dans l’imaginaire collectif et dans les lois de l’Arabie saoudite, demeure ontologiquement un «être inférieur», par essence sexualisé. Starbucks a fait le choix infamant de faire sienne cette représentation rétrograde.

Tribune co-écrite avec Marie-Cécile Naves
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