ANALYSES

Comment le jeu dangereux d’Angela Merkel vis-à-vis de la Turquie et de la Russie est en train de se retourner contre elle

Presse
11 février 2016
Interview de Didier Billion - Atlantico
Comment Angela Merkel en négociant au nom de l’Europe avec la Turquie et la Russie s’est-elle trouvée à la merci de Poutine et d’Erdogan ?
Tout d’abord, on ne peut pas dire que Merkel en tant que telle, négocie ou discute avec ses interlocuteurs Poutine ou Erdogan au nom de l’Union européenne (UE). Aucun conseiller européen ne lui a donné un mandat à ce propos. Angela Merkel prétend représenter l’Europe sans aucune décision collective. Cette ambiguïté sur le rôle qu’elle se donne est pour le moins critiquable. Elle le fait parce qu’elle considère qu’elle est en capacité d’initiative et que, sur la question des réfugiés, ses déclarations un petit peu imprudentes du mois de septembre dernier lui valent quelques difficultés intérieures en Allemagne.
Lorsqu’Angela Merkel négocie avec Erdogan et son Premier ministre ou avec Poutine, c’est bien au nom des intérêts allemands et non des intérêts européens. Il n’existe aucune coïncidence entre les intérêts allemands et les intérêts européens.
En ce qui concerne la crise des réfugiés, vu l’ampleur des difficultés, l’Europe est en position de faiblesse. Les Turcs ont parfaitement compris que l’UE avait besoin de la Turquie pour négocier sur la question des réfugiés. De ce point de vue-là, ils sont en position de force, pas seulement vis-à-vis d’Angela Merkel, même si ça se concentre sur elle parce qu’elle était à Ankara il y a quelques jours, mais vis-à vis de l’UE qui à cause de son manque d’unité est dans l’incapacité de gérer humainement mais aussi efficacement la crise des réfugiés et a donc plus que jamais besoin de la Turquie. On ne peut même pas dire qu’Erdogan soit cynique, il est simplement dans un rapport de force et il essaie d’en profiter comme tout Etat le ferait. Ce n’est pas moral mais on sait que la morale dans les relations internationales n’est pas toujours présente, c’est le moins qu’on puisse dire.
Au niveau du dossier syrien, Angela Merkel a pris il y a quelques mois l’initiative de rencontrer Poutine. Cette rencontre bilatérale visait à discuter du dossier syrien. Mais l’évolution de la situation et notamment la décision russe de procéder à des bombardements massifs depuis le mois de septembre ne donnent plus sur ce dossier à Angela Merkel le rôle qu’elle avait pu escompter obtenir avant le début des bombardements. On ne peut pas dire qu’il y ait une politique particulière d’Angela Merkel à l’égard de Poutine sur le dossier syrien. Au passage, il n’y a pas non plus de position européenne à l’égard de Poutine ou de tout autre dossier.

Peut-on encore espérer une coopération avec ces deux pays ?
Au niveau de la crise des réfugiés, avec la Turquie il y a aura une coopération mais il est impossible de prévoir à quel rythme ni avec quels résultats. C’est absolument indispensable, qu’on le veuille ou non, la Turquie continuera à avoir un rôle central sur ce sujet. D’ailleurs, j’aimerais souligner que les positions des autorités européennes et notamment de la Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini qui a déclaré que la Turquie avait une obligation légale sinon morale d’accueillir les réfugiés tout en demandant aux Turcs de fermer leurs frontières pour que les réfugiés syriens ne puissent pas partir vers l’Europe sont absolument insupportables et absurdes. On se moque de la Turquie. Même si la Turquie est très critiquable en de nombreux aspects, c’est un grand pays qui ne peut être considéré comme le marchepied des Européens.
En ce qui concerne le dossier syrien, je ne suis pas très optimiste. La Russie reste un interlocuteur incontournable pour tenter tant que faire se peut de résoudre la crise syrienne, qu’on le veuille ou non et même si les méthodes de Poutine peuvent être critiquables. Mais, comme on l’a vu, la vaine tentative de mettre en place des négociations la semaine dernière s’est soldée par un échec absolu.

Si aucun accord ou compromis satisfaisant avec la Turquie n’est trouvé, quelles seront les conséquences pour l’Europe et le projet européen ?
Il faut raisonner sur le court terme et sur le long terme.
Si aucun compromis n’est trouvé avec la Turquie sur le court terme, l’Europe sera confrontée à une vague de plus en plus incontrôlable de réfugiés. Sans accord avec la Turquie, cette dernière laissera une partie des réfugiés partir en Europe ce qui multipliera par 2, 3 ou 4 le nombre de réfugiés.
Sur le long terme, si l’UE n’est pas capable de trouver un compromis sur ce sujet, avec la Turquie et si les 28 membres ne sont pas capables de trouver un accord, un nouveau coup sera porté au projet européen.
Déjà au niveau économique, l’UE n’a pas été capable de gérer la crise économique européenne à 28, sur le dossier grec, les négociations ont été compliquées et si l’on ne trouve pas d’accord sur le problème des réfugiés alors on peut se poser la question suivante « quel projet européen existe » ? A mon avis, le projet européen n’existe plus puisque plus rien de concret ne peut se faire à 28. Si sur ce dossier brûlant que constitue cette question des réfugiés nous ne sommes pas capables de nous mettre d’accord à 28, je crains fort que le projet européen subisse un processus de recul.

Et pour l’Allemagne? Angela Merkel paiera-t-elle le prix de son « imprudence »?
Angela Merkel rencontre de nombreux problèmes et paie déjà le prix de son imprudence. Elle subit de plein fouet les grands discours généreux qu’elle avait prononcés à l’automne et qui à l’époque avaient subjugué les Européens à tel point qu’on l’appelait « Mama Merkel ». En réalité, elle a mal mesuré l’ampleur du défi posé par les réfugiés. De plus, Angela Merkel avait affirmé qu’il y avait un intérêt national économique allemand à accueillir des réfugiés, or l’ampleur de ce flux de réfugiés est tel que ça devient contradictoire avec les intérêts économiques allemands. Cela découle sur la vie politique : en Allemagne, les turbulences politiques se font de plus en plus vives et les critiques de plus en plus fortes à l’égard d’Angela Merkel. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle s’est rendue à deux reprises en Turquie, une première fois à la fin du mois d’octobre et une seconde fois il y a quelques jours. Elle a tenté de prendre ce problème à bras le corps non pas pour les intérêts européens mais pour ses propres intérêts.

En quoi le fait que l’Allemagne ait pris la tête des négociations avec ces deux pays est révélateur des faiblesses de la PESC et des institutions européennes ainsi que de la perte d’influence de la France dans le domaine de la politique étrangère?
J’insiste bien sur le fait que l’Allemagne ne parle pas au nom de l’UE même si elle prétend le faire. Quant à l’hypothétique PESC, c’est le vide intersidéral. Elle n’existe pas. On en a là une preuve tragique : l’UE est incapable de formuler une réponse collective à quelque problème qui se pose à elle. Si c’est comme ça, à quoi bon l’Europe?
Quant à la France, il est sûr que la politique menée par le gouvernement actuel et par le précédent gouvernement, reflète l’incapacité, l’inconsistance et le manque de volonté de la France à se poser comme une nation qui a prétention à l’universel et qui ne peut jouer un rôle au niveau international et européen que si elle ne fait valoir ses spécificités. Les élites françaises ont vraisemblablement abandonné cette singularité. A partir du moment où la France n’a plus cette singularité, la capacité d’initiative de la France est perdue et cette dernière passe au second rang puis disparait des écrans radar. Ce n’est pas irréversible mais force est de constater que la France, non pas à cause de l’Allemagne mais à cause des incapacités de ses élites, n’est plus dans une situation de prise d’initiative. Cela est très préoccupant.

Malgré leurs tensions et des objectifs divergents sur quels points se retrouvent Erdogan et Poutine?
Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’ils se retrouvent. La crise est profonde entre les deux pays. Depuis le 24 novembre, après qu’un avion russe a été abattu par la flotte turque, la crise est devenue sérieuse même s’il n’y a pas eu rupture des relations diplomatiques ni des échanges économiques. Les divergences entre les deux pays concernent le dossier syrien et depuis le 24 novembre, aucun terrain d’entente n’est possible. On le voit bien dans la façon dont les Russes soutiennent le PYD (les Kurdes de Syrie) alors que la Turquie les considère comme des terroristes. Par ailleurs, ceux qui sont bombardés par les Russes, notamment les forces rebelles dans leur variété, sont considérées comme des alliés par Ankara. Il y a donc bien sur ces points une divergence absolue et la tension est vive. Il faudra attendre un certain temps avant que les relations ne se renormalisent entre Moscou et Ankara.
Même si la Turquie et la Russie ont toutes deux utilisé des postures similaires de contestation de l’ordre mondial hérité de la Seconde Guerre mondiale, il ne s’agit pas de politiques réelles. En effet, lorsqu’Erdogan critique les alliances occidentales et l’ONU, il s’agit uniquement d’une posture.Ce qui s’est passé juste après que l’avion russe a été abattu le montre. A peine une heure après, Erdogan a fait une demande de convocation de l’OTAN. Les Turcs sont les premiers à demander une convocation d’une réunion extraordinaire de l’OTAN quand ils ont un problème. Il semble dès lors un peu facile de critiquer l’ordre mondial et l’impérialisme.
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