ANALYSES

Cinq ans après le départ de Ben Ali en Tunisie : quel bilan et quelles perspectives ?

Interview
15 janvier 2016
Le point de vue de Béligh Nabli
Cinq ans après la révolution tunisienne et le « printemps arabe », quel bilan global peut-on dresser de la situation actuelle ?
Le bilan global ne peut être qualifié de négatif puisque cela sous-tendrait un jugement moral et a priori. Toutefois, les soulèvements nés en 2011 n’ont pas abouti à la réalisation des idéaux et objectifs qu’ils avaient animés. On peut ainsi dresser à ce stade un échec objectif. Mais tirer un bilan d’un mouvement historique aussi profond exige de l’inscrire dans le temps long. Par conséquent, le tableau relativement noir qu’il est facile de dresser aujourd’hui n’est pas forcément le résultat définitif du processus qui est né en 2011.
Ensuite, les situations sont différenciées. Elles vont du cas de la Tunisie avec un processus de transition démocratique bien engagé, à la Syrie où la société a implosé et est en guerre civile, en passant par le cas libyen où il n’existe pas de pouvoir central ni de régime qui ait pu imposer sa légitimité et son autorité sur l’ensemble du territoire et de la population. Il y a par ailleurs un cas intermédiaire qui est le Yémen, qui a connu des élections mais qui n’a pas réussi à stabiliser la situation post-insurrectionnelle. Il s’agit d’un pays qui a également basculé dans la violence, dans des luttes tribales, confessionnelles et politiques. Enfin, le cas égyptien est particulier, en ce sens où il incarne vraiment l’idéal type de ce que l’on appelle la contre révolution. L’institution clé du régime Moubarak, à savoir l’armée, a réussi par un coup d’Etat militaire à revenir de facto au pouvoir via une figure néo-nassérienne, le président actuel Al-Sissi. On a assisté en un laps de temps relativement court à une situation politique doublement bouleversée en Egypte qui a fait un tour à 360 degrés, avec un soulèvement populaire impulsé par des jeunes libéraux, mais qui n’ont pas su traduire électoralement leur dynamique, puisque ce sont les islamistes et les Frères musulmans qui l’ont emporté à l’occasion des premières élections libres organisées dans le pays. Ces mêmes Frères musulmans ont été capables de faire preuve de souplesse, d’ouverture et d’intelligence dans l’exercice du pouvoir à la tête d’un pays si complexe. Ils l’ont payé politiquement par une rupture avec une partie de la population et une mobilisation d’une série de contrepouvoirs institutionnels et extra institutionnels de la société égyptienne.
Politiquement, le tableau est ainsi très différencié. Il ne faut pas céder au catastrophisme, d’une part parce qu’il faut s’inscrire dans le temps long et d’autre part parce que les causes des situations actuelles sont différentes. Il y a néanmoins un point commun entre ces dernières : économiquement, il y a eu un coût incontestable pour l’ensemble de ces pays qui ont perdu d’importants points de croissance. Les mouvements insurrectionnels ont un coût économique et financier qui affecte mécaniquement la condition de la population, alors même que la faiblesse de cette condition économique et sociale avait précisément nourri les soulèvements. Il y a là une source fondamentale de sentiment d’échec et de frustration de ces populations, du moins dans le cas tunisien et égyptien. Par ailleurs, ces soulèvements ont révélé la prégnance de l’islam politique dans ces sociétés ; un islam politique confronté à la question du rapport à la démocratie. Certaines forces islamistes ont admis le jeu électoral de la liberté d’expression tandis que d’autres ont opté pour la violence et le djihadisme. Naturellement, et au-delà de cette distinction binaire, il y a une zone grise où certains conjuguent les deux, le champ politique et le champ de la violence politique.

Malgré les difficultés persistantes et les défis à relever, comment expliquer que la Tunisie soit celle qui s’en sorte le mieux en matière de transition démocratique ?
La société tunisienne a été la première à se soulever car il existe un îlot d’éducation, d’alphabétisation, et une position de la classe moyenne qui fait qu’il existe une conscience citoyenne qui a pu s’enraciner et se développer. Deuxièmement, il n’y a pas eu d’insurrection contre-révolutionnaire assez forte pour contrecarrer la dynamique politique. Il n’y a pas d’institution comme l’armée en Egypte. Même la police s’est fait discrète parce qu’elle incarnait l’ancien régime. Face à l’absence de contrepouvoirs institutionnalisés visibles qui auraient fait obstacle à la révolution, la société civile a pu prendre sa part dans cette dynamique et imposer cette transition en l’incarnant, en l’impulsant et en la débloquant lorsqu’il y a eu blocage. Je renvoie notamment au prix Nobel de la paix 2015, à savoir le quartet de la société civile tunisienne qui a permis de sortir du blocage institutionnel qui s’était noué en 2013, et d’aboutir in fine à l’adoption de la constitution de la seconde république.

Comment les autorités tunisiennes font-elles face au défi préoccupant du djihadisme ? Quelle sont les conséquences du terrorisme sur l’économie tunisienne ?
Ce qui nourrit le djihadisme tunisien, c’est notamment ce qui a nourri le soulèvement du peuple tunisien, à savoir le fait qu’une partie de la population, tout particulièrement la jeunesse, diplômée ou non diplômée, des quartiers populaires des banlieues déshéritées de Tunis, demeure désespérée. L’échec de la transition économique postrévolutionnaire a nourri une frustration, une radicalisation d’une jeunesse qui justement ne perçoit pas de perspectives dans ce pays. Certains optent, faute d’espoir, pour la migration clandestine, d’autres pour la radicalisation islamiste. Cela souligne du même coup l’échec économique du pouvoir tunisien depuis la révolution. Il y a un contraste entre le succès relatif de la transition politique et l’échec avéré de la transition économique. La Tunisie paye tout particulièrement le coût économique de l’après révolution. En même temps, cet échec-là est doublement payé puisqu’en nourrissant le terrorisme, le pouvoir et la société tunisienne sont confrontés aux actes de terrorisme, qui pèsent sur les investisseurs qui se désengagent, et sur un certain nombre de secteurs stratégiques de l’économie comme celui du tourisme qui représente entre 7 et 10% du PIB et qui emploie de nombreuses personnes en Tunisie, directement ou indirectement.
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