ANALYSES

Arabie Saoudite – Iran, « les intérêts géopolitiques instrumentalisent le religieux »

Presse
8 janvier 2016
Interview de Karim Émile Bitar - Le Jdd.fr
Pouvez-vous nous expliquer d’où vient le schisme entre les sunnites et les chiites ?
C’est initialement une querelle de succession à la mort du prophète de l’islam, Mahomet. En 632, les chiites considéraient Ali bin Abi Taleb (cousin et fils spirituel de Mahomet), comme l’héritier légitime du prophète au nom des liens du sang. Les sunnites ont choisi, eux, Abou Bakr al-Siddiq, compagnon de route de Mohamed, au nom des traditions. Il y a aussi des différences théologiques qui portent essentiellement sur la façon de faire la prière et l’organisation du clergé, très structuré chez les chiites. L’imam chiite est un descendant de la famille du Prophète, un guide de la communauté qui tire directement son autorité de Dieu. Alors que dans l’islam sunnite, majoritaire dans le monde musulman, l’imam est nommé parmi d’autres hommes, parfois autoproclamé.

Comment expliquez-vous que ce clivage religieux revienne au premier plan aujourd’hui au niveau régional, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
Parce que vous avez en Arabie Saoudite, pays à majorité sunnite, une minorité chiite qui est fortement présente dans la région du Sud-Est, où se trouvent les champs pétrolifères les plus importants. Cette population est très souvent traitée en citoyens de seconde zone. Pour les Saoudiens, ce n’est pas seulement un conflit géopolitique avec l’Iran, c’est donc aussi un enjeu de politique intérieure. Ils craignent que l’Iran ne se serve des communautés chiites pour accroître son influence. L’exécution de Nimr Baqer al-Nimr, qui militait uniquement par des discours et des écrits contre la discrimination que subissait la communauté chiite en Arabie Saoudite, c’était un message envoyé en direction de l’opinion publique saoudienne. Mais c’est un conflit qui perdure depuis 2003.

On attribue beaucoup les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran au prisme religieux, comment l’expliquez-vous ?
On a tendance à sur-interpréter ce schisme du VIIe siècle. Si les différences théologiques existent, elles ne permettent pas d’expliquer ni la réalité irano-saoudienne, ni les tensions communautaires au Moyen Orient. Depuis le grand tournant de l’invasion américaine en Irak en 2003, l’Iran s’impose sur la scène régionale, ce qui inquiète l’Arabie Saoudite. Le conflit irano-saoudien se joue sur cinq terrains régionaux, dans une succession de guerres par procuration : l’Irak, la Syrie et le Yémen, et dans une moindre mesure le Liban et Bahreïn. Les intérêts profanes géopolitiques, économiques, stratégiques des deux puissances régionales viennent instrumentaliser le religieux, ce qui conduit à l’émergence de politiques identitaires. Le climat n’a jamais été aussi tendu : l’identitarisme ravage la politique au Moyen Orient.

Quel rôle la guerre en Irak en 2003 a-t-elle joué dans le clivage entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
La guerre de 2003 a permis à l’Iran de monter sur la scène régionale et d’étendre son pouvoir dans plusieurs capitales arabes. L’intervention américaine en 2003 a fait chuter Saddam Hussein, à la tête de l’Irak pendant près de 23 ans, alors même qu’il était issu de la minorité sunnite en Irak. La chute de Saddam Hussein a été suivie par une très rapide montée en puissance de la communauté chiite irakienne et de facto par une montée en puissance de l’Iran chiite. On a vu en 2003 sauter le verrou sunnite qui empêchait l’Iran de s’ouvrir vers la Méditerranée, car le pays s’était débarrassé de ses deux adversaires historiques : les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak. Cela a provoqué des agitations chez les puissances monarchiques sunnites de la région, notamment l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis.

Quel rôle les printemps arabes de 2011 ont-ils pu jouer dans les dissensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
L’Arabie Saoudite s’est très vite retrouvée sur la défensive après les printemps arabes de 2011. Quelques jours à peine après la chute du dictateur tunisien Ben Ali, la monarchie saoudienne a débloqué près de 130 milliards de dollars pour essayer d’acheter la paix sociale, avec des programmes d’infrastructures, de logements et d’emplois pour éviter que la vague révolutionnaire ne s’étende. Les Saoudiens ont soutenu Moubarak jusqu’au bout, et ils ont écrasé la révolution au Bahreïn pour éviter que ce souffle révolutionnaire n’atteigne le Golfe. Le jeu de tous les libéraux et progressistes du monde arabe qui voulaient se servir des printemps arabes pour aller vers une plus grande démocratisation, vers une plus grande tolérance, cela a été quelque peu étouffé par l’affrontement irano-saoudien et par les efforts qu’ont fait ces pays pour tirer la couverture à eux après ce grand bouleversement de 2011.

Est-ce que le pétrole aurait un rôle à jouer dans ces rivalités géopolitiques ?
Oui, le facteur économique est important et lié au rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. L’Arabie Saoudite a vu l’Amérique accéder à l’indépendance énergétique beaucoup plus rapidement que prévu grâce à la révolution du gaz de schiste et se rapprocher de son vieux rival qu’est l’Iran. Aujourd’hui, les prix du pétrole n’ont jamais été aussi bas depuis 2004 (34,23 dollars le baril) et on peut interpréter ça comme une volonté saoudienne d’éviter que l’Iran ne profite un peu trop rapidement de la manne pétrolière en cas de levée des tensions. En ce moment, les Saoudiens se lancent ainsi dans des politiques contre-productives aussi bien au Yémen qu’ailleurs sur la scène régionale pour essayer de contrer la montée en puissance de l’Iran.

Ces tensions compromettent-elles la lutte contre l’Etat islamique ?
Oui, on a le sentiment parfois que l’Etat islamique est un ennemi pour tout le monde, mais que c’est parfois l’ennemi secondaire plutôt que d’être l’ennemi prioritaire. Certains considèrent ainsi que le principal objectif doit être d’endiguer l’influence iranienne, de faire tomber le régime syrien, de prêter attention à la question kurde, etc. Cet affrontement irano-saoudien qui perdure depuis une dizaine d’années, a permis à Daech de prospérer. Après la chute de Saddam Hussein et sous le règne du très autoritaire Nouri al-Maliki, une partie des sunnites irakiens s’est sentie humiliée et a fini par se jeter dans les bras de Daech afin d’éviter l’hégémonie chiite dans la région liée à la montée en puissance iranienne. Si l’Occident souhaite régler son compte une fois pour toute à Daech, il faut apaiser cette guerre régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Comment l’Occident peut-il intervenir apaiser ce conflit ?
L’Occident a une marge de manœuvre assez réduite. Depuis 1945, les Etats-Unis sont les principaux protecteurs de l’Arabie Saoudite, liés par une alliance stratégique scellée par le Quincy Pact. L’Occident a eu tendance à fermer les yeux sur beaucoup de dérapages, notamment en Arabie Saoudite. Si on se montrait un peu moins tolérant envers les alliés sunnites du Golfe, cela pourrait apaiser le conflit. De la même manière, les négociations avec l’Iran ne doivent pas être perçues comme une sorte de carte blanche.

Propos recueillis par Laurine Benjebria pour le leJDD.fr
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