ANALYSES

Tensions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite : affrontement idéologique ou politique ?

Interview
6 janvier 2016
Le point de vue de Didier Billion
Après la rupture des relations diplomatiques et économiques entre Ryad et Téhéran, Bahreïn et le Soudan ont emboité le pas de leur allié sunnite. Comment interpréter ces différentes ruptures ?
S’il ne faut pas céder à la grille d’analyse tendant à expliquer tous les conflits et toutes les tensions qui existent au Moyen-Orient par l’opposition entre le monde sunnite et le monde chiite, il n’empêche qu’aujourd’hui, probablement de façon conjoncturelle, il existe incontestablement une instrumentalisation des paramètres confessionnels et religieux dans les rapports de force et dans l’opposition qui existe entre les puissances qui s’affirment au niveau régional. Cette polarisation existe et doit être mis en relation avec l’accession au pouvoir du nouveau roi Salman en Arabie Saoudite il y a un an maintenant. Ce dernier incarne une ligne dure et une volonté de réaffirmation de l’Arabie Saoudite sur le champ régional, et ce pour une raison simple : il considère qu’il n’y a plus aujourd’hui de leadership affirmé au sein du monde arabe et que seule l’Arabie Saoudite peut jouer ce rôle, non seulement arc-boutée contre la volonté de l’Iran de se réinsérer dans le jeu régional mais aussi contre la vague de contestation qui a pris corps dans le monde arabe il y a maintenant cinq ans.
L’Arabie Saoudite voulant s’imposer comme le leader, il est évident qu’au vu de sa puissance économique qui est encore tout à fait réelle, au vu des moyens de pression qu’elle n’hésite pas à employer à l’égard de ses voisins arabes, de la diplomatie d’influence qu’elle sait utiliser, elle a été capable d’entraîner dans la voie de la rupture avec Téhéran des Etats comme Bahreïn et le Soudan, Etats qui ont besoin de s’abriter derrière le leadership saoudien. Il y a là un aspect de tactique incontestable.
N’oublions pas également que Bahreïn est un pays qui a été secouru, il y a maintenant près de cinq ans, par la brutale intervention militaire saoudienne pour parer un mouvement de contestation. Le mouvement, au demeurant, n’était pas chiite en tant que tel mais social, s’inscrivant dans cette onde de choc qui traversait le monde arabe. Bahreïn est ainsi redevable à l’Arabie Saoudite et se comporte donc comme un allié fidèle, non pas tant parce qu’ils sont sunnites, bien que ce soit un des paramètres, mais parce que l’Arabie Saoudite apparaît comme le protecteur des Etats les plus fragiles de la région.

Cela augure-t-il une fracture irrémédiable entre le monde sunnite et chiite ? Les affrontements par alliés interposés risquent-ils de s’intensifier ?
L’expression de monde sunnite et chiite a une réalité du strict point de vue des pratiques confessionnelles. J’ai néanmoins une forte réticence à transposer cette réalité religieuse et confessionnelle sur le champ politique. D’un strict point de vue politique, on ne peut pas considérer que d’un côté il y a le monde sunnite et d’un autre le monde chiite. Il faut toujours tenter de raisonner au niveau des rapports de force, des enjeux, et donc éventuellement des affrontements politiques et géopolitiques, même si le facteur religieux peut, et doit, être pris en compte. Il est très réducteur de considérer qu’il y a un monde sunnite et un monde chiite. Pour exemple, il est souvent mentionné que l’Iran soutient la rébellion houthiste au Yémen. Mais nous devons nous défier des grilles d’analyse réductrices. Les Zaydites – les chiites du Yémen – n’ont jamais dans leur histoire pluriséculaire fait allégeance à Téhéran car il s’agit d’une branche différente du chiisme. Il faut aussi se souvenir qu’entre 1962 et 1970, les Zaydites étaient soutenus par l’Arabie Saoudite dans la guerre qui les opposait aux forces républicaines soutenues par le leader nationaliste égyptien Gamal Abdel Nasser.
On voit ainsi que ces grilles de lecture religieuses ont leur limite même si, encore une fois, nous devons les prendre en compte pour avoir la vision la plus complète et la plus précise des évolutions des situations politiques et sociales dans la région. Ceci étant posé, les affrontements par alliés interposés vont probablement s’intensifier, mais non pas tant parce qu’ils sont chiites ou sunnites mais parce que l’Arabie Saoudite, comme l’Iran ou toute autre puissance à travers le monde, a toujours besoin de relais pour affirmer son influence et sa position, au niveau régional et international. C’est une donnée politique fondamentale pour toute personne qui s’intéresse aux évolutions dans les relations internationales.
S’il ne faut donc pas réduire ces tensions à leur seule dimension religieuse, on peut toutefois craindre que ces affrontements se poursuivent, voire même s’amplifient, durant les semaines et les mois à venir, parce que les uns et les autres, notamment l’Arabie Saoudite et l’Iran, cherchent à s’affirmer comme puissance régionale incontournable ayant besoin de partenaires, d’alliés voire d’affidés.

A l’heure du retour de l’Iran sur le devant de la scène internationale, quelles conséquences ce regain de tensions peut-il avoir sur la politique étrangère iranienne ?
Cela renvoie aux affrontements internes à l’Iran. Il n’y a rien de plus faux que de considérer l’Iran comme un Etat monolithique. Ce pays possède un système de gouvernance infiniment compliqué, qui ne se résume pas simplement à une dimension théocratique. Les centres de pouvoir sont divers. Entre l’aile la plus conservatrice et l’aile plutôt réformatrice incarnée désormais par Hassan Rohani, il y a un de bras de fer qui s’aiguise dans la période actuelle, d’autant que des élections déterminantes pour l’avenir du pays se profilent à l’horizon du mois de février prochain, au Majlis et à l’Assemblée des experts (qui a entre autre pour fonction l’élection du Guide suprême). L’actuel Guide suprême Ali Khamenei a par ailleurs une santé fragile, il pourrait donc se poser dans les mois ou les années à venir la question de sa succession.
Ces deux élections ont une importance considérable. Aujourd’hui, chacun fourbit ses armes politiques dans un jeu électoral qui comme souvent en Iran est assez ouvert, ce qui prouve au demeurant que ce n’est pas un Etat totalitaire. Là où il y a des linéaments de démocratie, il y a un embryon de vie démocratique. C’est un fait très important.
Evidemment, cela a des incidences sur le domaine de la politique étrangère. Si le président Rohani est tout à sa volonté de réinsérer l’Iran dans le jeu régional – il a de ce point de vue remporté une victoire décisive le 14 juillet dernier lorsqu’il est parvenu à un accord de compromis sur la question du nucléaire avec les cinq membres du Conseil de sécurité et l’Allemagne (5+1) –, les conservateurs considèrent pour leur part que la politique suivie par Rohani brade les intérêts nationaux iraniens. C’est en ce sens qu’il peut y avoir une sorte de surenchère de la part des conservateurs iraniens, non pas pour des raisons théologiques mais pour des raisons politiques, voire pour la préservation de leurs intérêts matériels économiques et financiers.
Aujourd’hui, nul ne peut prédire la façon dont les choses vont se développer dans les semaines et les mois à venir et nous ne sommes pas à l’abri d’éventuels surenchères. Ceci étant, à ce stade, ceux qui possèdent la véritable responsabilité des tensions qui ont ressurgi depuis quelques jours sont incontestablement les Saoudiens par leur décision d’exécuter 47 personnes.
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