ANALYSES

La géopolitique de la vanne ouverte

Tribune
27 décembre 2015

Depuis le 4 décembre 2015 et la dernière réunion des pays membres de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) – rassemblés à Vienne pour discuter des derniers développements observés sur les marchés pétroliers et notamment des conséquences de la diminution des prix du pétrole (une baisse de près de 65 % entre juin 2014 et novembre 2015) sur l’ensemble des pays membres -, les prix du pétrole ont passé la barre symbolique des 40 dollars le baril, une valeur inobservée depuis fin décembre 2008, en pleine crise financière mondiale. La semaine dernière, ils flirtaient même avec les 35 dollars le baril !


Vendredi 18 décembre, le Congrès des Etats-Unis votait un texte permettant aux producteurs américains d’exporter à nouveau du pétrole brut WTI (West Texas Intermediate) sur les marchés internationaux. Depuis le premier choc pétrolier, les exportations américaines de pétrole brut avaient en effet été interdites ; seuls les produits pétroliers étaient autorisés. S’il ne nous appartient pas d’analyser le poids des lobbies de producteurs de pétrole non conventionnels dans cette décision historique, qui marquera peut-être, comme l’année 1948 (1) , un tournant dans la politique énergétique américaine, il nous faut comprendre les conséquences probables à moyen terme de ces éléments sur les marchés.


Depuis 2014, le marché pétrolier subit une « géopolitique de la vanne ouverte ». En effet, entre la volonté affirmée de l’Arabie Saoudite de regagner des parts de marché et, plus globalement, la stratégie de l’OPEP visant à ne pas réduire ses quotas de production depuis novembre 2014, le retour à venir des exportations iraniennes sur les marchés et la récente décision américaine, les facteurs de pression à la baisse des prix se multiplient. Or, ces derniers sont enregistrés dans un contexte où la croissance économique mondiale reste en berne sur fond de ralentissement de la croissance chinoise. Pourtant, à y regarder de plus près, aucun des producteurs (OPEP et Etats-Unis en tête) n’a intérêt à voir les prix du pétrole s’effondrer !


La question géopolitique pertinente devient donc : à qui profite le crime ?


Un parallèle intéressant doit être fait avec l’épisode de 1986 dit du « contre-choc pétrolier ». En effet, suite au deuxième choc pétrolier de 1979 qui avait entrainé, notamment aux Etats-Unis, un resserrement monétaire marqué sous l’égide de Paul Volcker alors à la tête de la Banque centrale américaine et précipité la récession mondiale de 1982-1983, l’Arabie Saoudite avait, dans un premier temps, tenté seule une politique de stabilisation des prix, avec une division par 3 de sa production (de 9,9 millions de barils/jour à moins de 3,3 millions) entre 1982 et 1985, entrainant une baisse de ses parts de marché et de celles de l’OPEP, respectivement de 12 % à 6 %, et de 32,7 % à 26,7 %.


En 1986, l’Arabie Saoudite changea de politique pour essayer de reconquérir ses parts de marché. Elle profita notamment de l’incertitude entourant le système de fixation des prix de l’époque pour lancer un système de prix dits Netback. Ce dernier reposait sur la négociation d’une marge de raffinage fixe et prédéterminée avec les acteurs du raffinage (2) . Cette formule, très attractive pour le raffineur (car lui assurant une marge de raffinage fixe quelles que soient les conditions de marché), lui offrait un outil de maximisation du profit fondé sur le volume de pétrole acheté. Toutefois, ce système restait opérant sous deux conditions : la non-multiplication de ce type d’accords sur le marché pétrolier et une demande mondiale en produits pétroliers en hausse. Or, rapidement, d’autres pays de l’OPEP, notamment le Koweït, se lancèrent à leur tour dans ce type de contrats. En outre, si la demande mondiale de produits pétroliers augmenta entre 1985 et 1986, sa croissance se réduisit par la suite. Et rapidement, le surplus de produits pétroliers sur les marchés provoqua un effondrement de leurs prix et, via les contrats Netback, des prix du pétrole brut à moins de 10 dollars le baril (3) .


Cet épisode des prix Netback marquera les esprits des acteurs du marché pétrolier, notamment des différents pays membres de l’OPEP, et contribua également à l’effondrement de l’URSS, dont la dépendance des recettes budgétaires aux exportations de pétrole brut était extrêmement marquée.


Quelles sont aujourd’hui les cibles de cette inondation des marchés ?


La baisse des prix du pétrole provoque un transfert de richesse des pays producteurs vers les pays consommateurs. Les pays producteurs subissent, dans leur ensemble, une double peine, l’effet prix se conjuguant à un effet volume en liaison avec le ralentissement des importations mondiales de pétrole, notamment chinoises. Certains pays producteurs subissent également un effet de notations financières (effet dit de « rating financier ») : la baisse des prix provoque une baisse du rating des pays producteurs et un durcissement des conditions de crédits, voire même une hausse de la probabilité de risques de défaut sur les marchés financiers, alors même que ces pays sont largement dépendants des recettes d’exportations de pétrole pour alimenter leur budget.


Or, il est intéressant de noter que concomitamment à la baisse des prix du pétrole, la FED a relevé, mercredi 16 décembre, son principal taux directeur, ouvrant la porte à une remontée graduelle des taux d’intérêt à moyen terme. Au facteur prix, au facteur rating (dégradation de la qualité des dettes souveraines) risquent ainsi de s’ajouter un facteur dollar (la hausse des taux d’intérêt devrait provoquer une hausse du dollar et donc des dettes libellées en dollar) et un facteur taux d’intérêt (une hausse de l’inflation importée dans certains pays), tous ces facteurs se renforçant mutuellement !


A la lecture de ces éléments, la fragilité de certains pays producteurs pourrait clairement s’afficher à court terme et géopolitique et facteurs économiques se mélanger. L’Amérique latine ne devrait pas être épargnée, Venezuela en tête, car à la crise économique se conjugue une « crise » politique ; le Brésil, également, car le pays est en pleine récession économique. Le retour marqué de l’Iran au plan international risque d’être contrarié, voire décalé, au plus grand plaisir de l’Arabie Saoudite. Et la Russie ? Fragile économiquement et financièrement, elle a beaucoup à perdre de ce nouvel environnement économique. Le resserrement monétaire américain de 1999 avait provoqué de graves turbulences financières sur les économies émergentes (Brésil, Russie, Turquie…), certaines, notamment la Russie, producteur de pétrole, se remettant à peine de la baisse des prix du pétrole suite à la crise asiatique.


Et si finalement la Russie était encore une fois la cible ?


(1) 1948 reste, pour les Etats-Unis, l’année ou le pays devient importateur net sur les marchés.
(2) Dans ce contexte, le raffineur valorise le volume de pétrole défini en fonction des rendements anticipés de son appareil industriel et des prix des produits pétroliers affichés sur les marchés spots, notamment à Rotterdam. Il retire de sa valorisation globale les coûts de raffinage, les coûts de transport et sa marge fixe, ce qui lui permet d’évaluer un prix d’achat lui garantissant une marge fixe.
(3) En moyenne annuelle, entre 1985 et 1986, les prix du pétrole enregistrent une baisse de 48 % de leurs cours, de 27,5 $ par baril à 14 $ le baril.

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