ANALYSES

Tunisie : de la matrice autoritaire au régime « hybride »

Interview
2 décembre 2015
Entretien avec Larbi Chouika et Éric Gobe, auteurs de « Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance » (éd. La Découverte)
Larbi Chouika est professeur à l’Institut de presse et des sciences de l’information (Université de La Manouba, Tunisie) ; Éric Gobe est directeur de recherche au CNRS (IRMC de Tunis). Ils ont récemment publié « Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance » (éd. La Découverte).

Comment s’est constituée la matrice autoritaire du régime tunisien qui a perduré près de 50 ans ? En quoi cette « dictature douce » s’est-elle essoufflée, jusqu’à l’émergence d’un mouvement protestataire menant à la « révolution » de janvier 2011 ?
Le conflit entre les deux leaders appartenant tous deux au même parti du Néo Destour, Habib Bourguiba-Salah Ben Youssef, constitue la matrice du régime autoritaire de la Tunisie indépendante. Les deux dirigeants se sont opposés frontalement en 1955 à propos des conventions franco-tunisiennes d’autonomie interne devant conduire à la pleine indépendance après une période transitoire de vingt ans. Si ce conflit a pour enjeu le contrôle de l’appareil d’État, les deux dirigeants, qui n’ont pas la même vision du rapport à la France, à l’Occident et au monde arabe, ne sont pas soutenus par les mêmes catégories sociales. A l’opposé de son rival plus enclin à défendre les valeurs arabo-musulmanes, Habib Bourguiba développe plutôt un projet politique imprégné des normes et des valeurs occidentales, des idées de progrès, de rationalité et de modernisation, même si son discours intègre des éléments identitaires de la « tunisianité » (l’islam, la langue arabe et l’adhésion à la patrie tunisienne). Cet affrontement sera symptomatique pour Habib Bourguiba et ses partisans de la faiblesse du lien politique et de la menace que ferait peser sur le pouvoir un « peuple » prêt à suivre les fauteurs de troubles. La résolution par la violence de la « crise youssefiste » permet de comprendre le fait que le « sécuritaire » ait pris le pas sur le politique au point d’assimiler toute opposition politique à une forme d’inimitié susceptible de détruire l’Etat. C’est en cela que l’on peut dire qu’elle constitue la matrice du régime autoritaire tunisien.
Les premières années du pouvoir bourguibien sont précisément celles du réformisme autoritaire. Les réformes se succèdent à un rythme effréné : il s’agit de créer les fondations d’un « État moderne » et d’une société sécularisée. Les libertés fondamentales sont réduites à la portion congrue ou sacrifiée au profit exclusif de l’édification d’un Etat se réclamant d’un socialisme spécifiquement tunisien et planifiant réformes économiques et sociales.
Cette mise sous tutelle de la société par l’Etat et l’échec de ce réformisme autoritaire, symbolisé par l’expérience malheureuse de la collectivisation des terres à travers le développement de coopératives agricoles, débouche sur la première grave crise du régime politique bourguibien en 1969.
Le projet autoritaire bourguibien se heurte, dans les années 1970 et 1980, au mur de ses contradictions : alors qu’il aspire à faire des Tunisiens des citoyens à part entière et à les libérer des archaïsmes des temps anciens, les moyens qu’il utilise réactualisent les maux qu’il est censé éradiquer. L’État fait ainsi l’objet d’une appropriation privée de la part de ses dirigeants et le désir de Bourguiba de libérer les citoyens des allégeances primaires, apparaît contradictoire avec son tropisme en faveur de sa région de naissance, le Sahel dont est originaire la majeure partie des élites politiques tunisiennes de l’indépendance.
De ce point de vue, les années 1980 illustrent l’ossification du régime bourguibien. La lutte des clans dans l’optique de la succession d’un président Bourguiba malade, l’affaiblissement de la capacité de redistribution des flux économiques et financiers par l’État et la montée en puissance d’un acteur islamiste contestant l’hégémonie du pouvoir bourguibien ont débouché sur la déposition du premier président de la République de la Tunisie par son Premier ministre, Ben Ali.
Le président Ben Ali, en faisant de son régime une machine de plus en plus exclusivement destinée à transformer le pouvoir politique en un instrument d’accumulation de richesses économiques au profit d’une famille et d’un clan a fini par épuiser ses faibles réserves de légitimité.
À la fin des années 2000, les mouvements de protestations du bassin minier et le recours systématique à la répression par le pouvoir pour faire taire toutes les voix discordantes, y compris celles provenant de son sérail politique, ont rendu le régime de Ben Ali autiste, incapable de se rendre compte que la majeure partie des gouvernés ne donnait plus crédit à son autorité. Les mouvement de protestation de décembre 2010-janvier 2011 et les discordes apparues au sein des élites gouvernantes et des dirigeants des services de sécurité ont fini par entraîner le 14 janvier le départ précipité du président Ben Ali vers l’Arabie Saoudite.

Quels sont les principaux acquis de la société post-Ben Ali ? En quoi le régime actuel peut-il être qualifié d’hybride ?
Au plan politique, le foisonnement de nouveaux partis légaux couvre un très large spectre politique : nationaliste arabe, libéral, destourien, socialiste, communiste et islamiste. Mais, faiblement structurées, ces nouvelles formations n’ont guère d’ancrage dans la société tunisienne, exceptées toutefois les deux grandes formations issues des dernières élections législatives d’octobre 2014 Nida Tounès (l’Appel de la Tunisie, rassemblement hétéroclite de figures politiques proches de Bourguiba, d’anciens soutiens du président déchu, le RCD, de patrons inquiets pour la bonne marche de leurs affaires, mais aussi des anciens militants de gauche venant du mouvement associatif et syndical) et le mouvement islamiste Ennahdha (La Renaissance), qui appartiennent tous deux jusqu’à ce jour à la coalition gouvernementale.
Quant au champ médiatique, il est également entré dans une phase de libéralisation en 2011. De nombreux titres de presse ont fait leur apparition et le paysage audiovisuel s’est largement enrichi et diversifié. La liberté d’expression et d’opinion constitue ainsi l’un des principaux acquis de cette Tunisie post-Ben Ali. Journalistes, acteurs politiques et sociaux ou citoyens ordinaires en usent abondamment, surtout à travers les médias sociaux et parfois sans tenir compte des limites imposées par la loi ou par la déontologie.
La Constitution a été finalement adoptée dans sa totalité le 26 janvier 2014 par deux cents voix pour, douze contre et quatre abstentions. Le difficile accouchement de la loi fondamentale de l’État révèle la difficulté des acteurs politiques à passer des compromis. Aussi le texte constitutionnel lui-même contient-il des dispositions ambiguës et contradictoires véhiculant deux conceptions opposées de l’État, l’une séculariste et l’autre islamo-conservatrice. Au final, même si la Constitution contient des dispositions à portée contradictoire induisant plusieurs lectures possibles du texte, elle est jugée conforme aux standards internationaux.
Par ailleurs, la démarche dite « consensuelle » adoptée par les acteurs de la scène politique a permis l’adoption d’une Constitution et l’organisation d’élections législatives et présidentielles qui ont repoussé (momentanément ?) le spectre de l’enlisement du pays dans une violence endémique compromettant les chances de voir émerger un régime politique démocratique à l’issue d’un processus transitionnel.
En conclusion, on peut dire que le régime politique actuel n’est pas encore stabilisé ; les défis sécuritaires, politiques, sociaux et ceux liés au délitement de l’Etat en Libye et à la situation dans les pays arabes sont énormes. De plus, le gouvernement et les institutions publiques sont fragilisés à la fois par la multiplication des revendications et des mouvements sociaux, ainsi que par les attaques provenant de divers médias où les partisans du président déchu peuvent faire entendre leurs voix d’autant plus facilement que le dispositif de la justice transitionnelle semble grippé, lui-même en butte aux critiques de l’Exécutif actuel, dominé par Nidaa Tounes. De surcroît, les réformes nécessaires dans les médias, la justice et la sécurité n’ont pas encore été initiées. Aussi, le régime actuel relève-t-il d’une catégorie de régime qualifiable d’« hybride », ni vraiment démocratique ni vraiment autoritaire.

L’environnement géographique et politique de la Tunisie empêchera-t-il selon vous de déboucher sur l’établissement d’un régime politique démocratique ?
L’environnement géographique et politique dans lequel se trouve la Tunisie n’est guère propice à l’avènement d’institutions démocratiques. La guerre civile en Libye qui provoque un exode de sa population, le développement de divers flux de contrebande (armes comprises), un voisin algérien inquiet vis-à-vis d’un processus démocratique se déroulant à sa porte, ainsi que les événements en Égypte n’incitent guère à penser que la Tunisie est engagée sur la voie la plus courte conduisant vers une hypothétique démocratie.
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