ANALYSES

Turquie : La victoire du « Sultan »

Presse
19 novembre 2015
La victoire était prévisible, son ampleur, pas vraiment. Erdogan a semble-t-il très habilement joué.
Passons sur les commentateurs qui annonçaient la fin du Parti de la justice et du développement (ARP] et qui prenaient un peu leurs désirs pour la réalité. Mais, les instituts de sondage turcs eux-mêmes n’avaient pas envisagé cette marge de progression. Disons qu’on attendait la victoire au moins à son niveau de juin. Mais, là, le parti d’Erdogan est passé de 41 % à 49,4 %, avec une participation de 85 %. Pour autant, il faut rappeler qu’Erdogan et son parti ont gagné de façon constante tous les scrutins depuis leur arrivée au pouvoir en 2002, soit onze victoires consécutives ! La bonne opération pour Erdogan, c’est d’avoir réussi à capter une partie des voix du Parti d’action nationale avec lequel il n’avait pas pu ou pas voulu former de gouvernement après les législatives de juin. C’est donc un franc succès pour le Président. Et il retrouve une majorité très confortable avec 317 députés sur les 550 sièges.

Comment a-t-il obtenu ce succès ?
C’est un homme d’une grande habileté politique, et il ne manque pas de charisme. C’est un orateur talentueux qui électrise les foules dans les meetings. Mais il a aussi su profiter de l’émotion suscitée par les attentats terroristes, celui de juillet et, tout récemment, celui du 10 octobre à Ankara qui a fait près d’une centaine de morts. Ila usé de ce que j’appelle la «stratégie de la tension». Il se met en scène comme le rempart contre le terrorisme, terrorisme dans lequel il confond sans complexe les exactions de Daesh (EIIL) et le Parti des travailleurs du Kurdistan(PKK). Cette stratégie basée sur la peur a admirablement fonctionné. En se présentant comme le défenseur de la Turquie et le rempart contre la violence, il a récupéré les voix des nationalistes et gagné son pari.

Est-ce que cela signifie qu’il a maintenant les mains libres ?
Si votre question vise la présidentialisation du régime qui, en effet, est littéralement une obsession de Erdogan, il n’en a pas tout à fait les moyens sur le plan constitutionnel. Deux voies s’ouvrent devant lui. Celle d’une validation par les députés, mais il lui faut une majorité des deux tiers qu’il est loin d’avoir : ni les kémaliste, stables à 25 %des voix, ni les Kurdes, à 11 %, ne lui laisseront le champ libre. L’autre voie, c’est celle d’une majorité des trois cinquième suivie de la validation par référendum. Là, il lui manque quatorze députés. Il pourrait enclencher une politique de séduction ou de débauchage auprès des ultranationalistes, mais la vie politique turque est fortement polarisée, ses chances de succès sont minces. Pour autant, il n’a pas attendu une modification du droit pour, dans les faits, présidentialiser le régime. Il a de toutes façons déjà annonce que c’était son combat pour les prochaines élections dans cinq ans.

On est quand même étonné que le conservatisme d’Erdogan trouve untel écho en Turquie.
Il ne faut pas regarder la Turquie avec nos lunettes. Si Erdogan, en effet, joue à fond la carte du conservatisme, c’est aussi parce que les études sociologiques montrent que les deux tiers de la société turque demeurent attachés à ces valeurs. En Turquie, le principe d’autorité est plébiscité, aussi bien dans la famille, dans les entreprises qu’au niveau de l’État. Le service militaire de seize mois contribue sans doute à formater les esprits. Quand Erdogan dit que le rôle des femmes est principalement à la maison, au service de la famille, quand il parle d’une jeunesse «pieuse» (non dilettante, non dépravée, non alcoolique), il rencontre l’assentiment majoritaire des Turcs, hommes et femmes.

La laïcité turque permet-elle cela ?
La laïcité turque n’est pas la laïcité française qui, d’ailleurs, prétend à l’universalisme mais est un modèle unique en son genre. Kemal Atatürk a inscrit le principe de laïcité dans la Constitution mais, en même temps, il a créé la direction des affaires religieuses, qui forme les imams et les paye. Et il y a des cours d’éducation religieuse obligatoire à l’école. Erdogan n’a pas remis en cause la laïcité mais en a changé les règles et modifié les codes symboliques, en permettant par exemple aux étudiantes de porter le voile.

Quelle influence à la crise migratoire ? La Turquie est en première ligne.
O combien ! La Turquie a accueilli 2 millions de réfugiés. Ce qui lui a déjà coûté 6 ou 7 milliards, mais ça n’a pas été un thème de campagne. Du côté des Turcs, il n’y a pas de tension, pas d’acrimonie. En revanche, la politique extérieure d’Erdogan est rudement touchée. La diplomatie turque a été très active de2002 à 2011, mais le choc politique des printemps arabes l’a complètement prise au dépourvu. Le renversement a été complet sur la question syrienne. Jusqu’alors, les relations avec la Syrie étaient plutôt bonnes, qu’on se souvienne de la médiation turque entre la Syrie et Israël. Or, à partir de 2011, Erdogan joue de toute son influence contre Bachar el-Assad. Chasser Bachar est devenu une obsession, jusqu’à avoir une forme de complaisance avec l’EIIL. Un jeu plus que dangereux, alimenté par la peur devoir se constituer une union des Kurdes de Syrie qui a le soutien des Américains. Au vrai, c’est à l’international que les choses sont difficiles pour Erdogan. La Turquie ne pèse plus comme elle a pesé.

Et du côté de l’Europe ?
Les Turcs sont assez fâchés. Ils considèrent que l’Europe a changé les règles en cours de jeu. Et il est difficile de reprendre contact dans un moment de crise comme celle des réfugiés. Mon opinion, c’est qu’il serait profitable, même si Jean-Claude Juncker dit que l’élargissement n’est pas à l’ordre du jour, d’ouvrir un nouveau chapitre de négociation (on en est à 14/34). Je crois que les Turcs ont toujours à faire avec l’UE. Un récent sondage a montré que, malgré le gel du processus, 55 % des Turcs sont toujours favorables à l’entrée dans l’UE, et 32 % opposés. La rupture de facto des négociations a laissé Erdogan à ses dérives autoritaires. Il faut relancer le processus.
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