ANALYSES

Lutter contre le terrorisme au-delà de l’action militaire et de la sécurité

Presse
24 novembre 2015
Les attentats de Paris du 13 novembre constituent un tournant dans l’identification et le ciblage de Daesh comme une priorité sécuritaire. La France, par la voix de son Président de la République, n’a pas tardé à faire mention d’un état de guerre, et a intensifié ses frappes en Syrie et en Irak. L’adoption de la Résolution 2249 (2015) au Conseil de Sécurité de l’ONU, le 20 novembre, a légalisé cette intervention, tout en invitant les Etats membres de l’ONU à y apporter une contribution. En clair, la situation de novembre 2015 ressemble à celle de septembre 2001, quand les Etats-Unis bénéficièrent d’un soutien international dans la mise en place d’une opération militaire en Afghanistan consécutivement aux attentats du 11 septembre. Les frappes aériennes, qui ont déjà été augmentées depuis une semaine, s’intensifieront dans un avenir proche, avec une possible implication grandissante d’autres acteurs, dont certains ont même déjà annoncé vouloir apporter une contribution, comme la Chine – ce qui marque au passage un changement d’attitude spectaculaire de la part d’un pays visiblement résolu à assumer un peu plus son statut de grande puissance.

Sur le « front intérieur », ces attaques ont conduit le gouvernement français à annoncer une série de mesures, comme la prolongation de l’état d’urgence, et même à engager une réflexion sur des ajustements constitutionnels devant permettre de renforcer la sécurité sur le territoire. La mort d’Abdelhamid Abaaoud, l’organisateur présumé des attaques de Paris, dans le raid conduit à Saint-Denis quelques jours plus tard seulement, confirme la compétence et le sérieux des services de renseignement et des forces de l’ordre dès lors que l’objectif est clairement fixé. On se souvient qu’immédiatement après les attentats de janvier 2015, les frères Kouachi avaient eux-aussi été identifiés, traqués et éliminés, tout cela dans des délais assez spectaculaires. De même, de nombreuses interpellations ont été enregistrées, et les appels du Ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve à une plus grande coopération au niveau européen devraient faciliter une plus grande coordination dans l’identification et la traque d’activistes.

Au-delà de ces actions spectaculaires, des succès qui les accompagnent et du légitime sentiment de satisfaction qu’il procure, il convient de s’interroger sur les orientations à donner à la lutte contre le terrorisme, tant dans sa dimension internationale que dans le cas français. Malgré l’union sacrée, on voit d’ailleurs apparaître ici et là quelques réserves, parfois même des critiques, sur le caractère opportuniste et pas nécessairement payant des mesures adoptées, qui sont même comparées à la guerre que l’administration Bush mena contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001.

Certes, comparaison n’est pas raison, et le procès d’intention fait aux Etats-Unis pour leur riposte post-11 septembre est souvent exagérée. Cependant, dans le cas de 2001 comme dans celui de 2015 qui nous intéresse ici, la « guerre contre le terrorisme » pose problème pour différentes raisons qu’il convient d’exposer :
– D’une part, dès lors que le Président français parle de guerre après les attentats du 13 novembre, cela revient à considérer que ce n’était pas le cas précédemment. Dans ces conditions, soit nous serions passés de la « lutte » à la « guerre », mais sans aucune explication concernant ce glissement sémantique majeur, sinon le nombre de victimes ; soit le terrorisme n’était pas suffisamment inquiétant pour être pris en compte de la sorte avant les attentats de Paris, ce qui signifie tout simplement un aveu d’incompétence. Et surtout une forme de reconnaissance implicite qu’à partir du moment où le terrorisme justifie la guerre après le 13 novembre, il était « toléré » auparavant. Si le terrorisme est perçu, à juste titre, comme un enjeu sécuritaire majeur, il ne doit pas y avoir d’avant et d’après 13 novembre, au même titre qu’il est absurde de considérer qu’il y a un avant et un après 11 septembre aux Etats-Unis, sinon dans le déploiement de force et d’une rhétorique martiale.
– D’autre part, dès lors que nous ne devons voir dans Daesh un Etat, gare aux différentes interprétations de la « guerre » et au décalage entre des acteurs totalement asymétriques, en l’occurrence un Etat et des groupes armés. Jouant sur la vengeance et la réponse à ce qui est perçu comme des injustices à répétition, les organisations terroristes entretiennent une haine de l’ennemi qui n’est pas comparable avec ceux qui les combattent. Les démocraties occidentales, engagées dans des conflits de basse intensité, ont généralement pour objectif dans les opérations extérieures d’assurer la paix, et de réduire la violence. Face à elles, les terroristes cherchent systématiquement à frapper. A cet égard, la mention de « guerre contre le terrorisme » par les Etats-Unis après 2001, si elle n’a pas permis d’obtenir des résultats satisfaisants, a eu un effet cristallisant sur la haine véhiculée par les groupes terroristes, qui jouent désormais sur le registre d’une guerre sans fin. Question : la France est-elle prête à se lancer, à son tour, dans une guerre sans fin ?
– La conséquence directe de ce constat concerne les moyens militaires. La grande innovation du terrorisme international est d’avoir totalement bouleversé l’ordre des rapports de force conventionnels. La course aux armements n’a plus de raison d’être dès lors que l’ennemi sort totalement de cette logique, et reste « inexistant » pour survivre. Si les terroristes le savent, les tenants de l’anti-terrorisme ne semblent pas avoir assimilé cette évidence, et continuent de déployer des forces chaque jour plus importantes, pour faire face à un ennemi qui « n’existe pas », et qui de ce fait est omniprésent. Dans ce cas, il est pour le moins surprenant de voir se multiplier les appels au renforcement des capacités militaires en justifiant de nouveaux budgets pour répondre à cette « menace » sécuritaire que constitue le terrorisme, à la manière de ce que serait un effort de guerre.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir se multiplier les critiques de cette mention de « guerre contre le terrorisme », des problèmes qu’elle soulève et des objectifs qu’elle se refuse à énoncer. En mettant en avant les différents points exposés ici, et d’autres. Cette nécessaire parenthèse étant donc refermée, et puisque la France se déclare en guerre que cela plaise ou non, voyons désormais comment doit s’organiser, au-delà de la rhétorique, de l’action militaire et du renforcement des mesures de sécurité – dont l’imperméabilité reste malheureusement discutable – la lutte contre le terrorisme. Il convient de mettre en évidence plusieurs priorités, certaines qui semblent assez évidentes, et d’autres qui restent curieusement assez absentes des débats :
– La question du radicalisme religieux et du djihadisme ne doit pas nécessairement être perçue comme un phénomène religieux. On pourrait même, à l’instar de Marcel Gauchet, considérer qu’il est l’une des conséquences de la sortie du religieux plus que l’expression de ce dernier. Cependant, et à l’inverse de Gauchet, nous pourrions y voir une manifestation de cette sortie du religieux, un acte utilisant le fait religieux comme un alibi, voire même un faire-valoir, plus qu’une forme de résistance à un environnement international marqué par la sortie du religieux. Au-delà de l’effet d’annonce, qu’y-a-t-il en effet de religieux dans un radicalisme qui se traduit plus par une méconnaissance totale de l’Islam plus qu’une interprétation erronée de celui-ci ? En ce sens, il convient de ne pas se focaliser sur la dimension religieuse du terrorisme transnational, même coloré de propagande djihadiste, tant les référents et les contours de cette propagande pourraient évoluer.
– Puisque le terrorisme islamique n’incarne pas une mouvance de l’Islam, mais plutôt un cancer au sein de l’Islam, pourquoi attendre des Musulmans qu’ils se « désolidarisent » de ce cancer ? D’abord, cela revient à penser qu’ils furent, ou sont, solidaires, et il s’agit donc d’un procès d’intention. Ensuite, cela revient à considérer qu’ils sont, de par leur simple croyance religieuse, responsables des agissements d’une minorité radicale et ultra minoritaire. Quand les bouddhistes birmans massacrent les Rohingyas, minorité musulmane, on ne demande pas aux bouddhistes du monde entier de prendre leurs distances, même s’il s’agit de massacres souvent organisés et de grande ampleur. Et cela revient à supposer que cette prise de distance aura pour effet de limiter les risques terroristes, ce qui est assez absurde. Enfin, il est une nouvelle fois utile de rappeler que ce sont les populations musulmanes qui sont les principales victimes de Daesh.
– Le terreau du terrorisme transnational est plutôt lié à un sentiment, justifié ou non, de déclassement de certaines populations mal insérées dans le processus de mondialisation. Ce phénomène se retrouve dans les relations internationales, avec une rupture entre des sociétés dites « du Nord » et d’autres, identifiées par défaut comme « du Sud » qui se sentent plus victimes que bénéficiaires des rapports de force actuels. Il se retrouve aussi à l’intérieur des sociétés, avec des ruptures du même type, que l’aggravation des inégalités ne peut qu’accentuer. Sans nécessairement devoir blâmer le système international, la haute finance ou les gouvernements, il est indispensable d’en tirer des enseignements permettant des ajustements dans la durée.
– Il s’agit par ailleurs d’un combat du fort contre le faible, et donc asymétrique. A ce titre, le constat doit donc être de considérer que la faiblesse, supposée ou réelle, est génératrice de frustration, et cette frustration peut conduire tout droit au terrorisme. François Hollande le reconnaissait lui-même, quand il mentionnait le passage de la délinquance au banditisme, puis au radicalisme. En amont de cette réflexion, nous pourrions ajouter que la délinquance n’est pas une fatalité, et il convient donc d’en identifier les fondements afin de la réduire.
– Puisqu’il s’agit d’un combat politique et social, la lutte contre le terrorisme est longue, et ses résultats ne sont pas spectaculaires. A l’heure des réseaux sociaux, où le temps s’est considérablement raccourci, au point d’avoir un impact direct et souvent nauséabond sur les responsables politiques, la lutte contre le terrorisme doit rester ingrate, et ne pas tomber dans les affres de l’urgence de résultats. De fait, si certains attentats sont spectaculaires, les mesures permettant d’en prévenir d’autres ne le sont pas, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles ne sont pas efficaces. Lutter contre le terrorisme dans la durée, c’est aussi sortir de la dictature de l’image et du spectacle.
– C’est pourquoi la mise en place de mesures visant à renforcer la surveillance, si elles sont légitimées par l’ampleur des attaques, ne doit pas nous éloigner de la réalité, marquée par la difficulté à identifier l’adversaire. L’une des caractéristiques des organisations terroristes transnationales, catégorie à laquelle Daesh appartient malgré sa territorialisation – est de rechercher l’invisibilité, en refusant des moyens de communication pouvant être interceptés, et en évitant de se présenter sous la forme de structures pouvant être identifiées et décapitées. Le principe de la nébuleuse est ainsi privilégié. Il pose problème à ceux qui combattent le terrorisme dans la mesure où il rend difficile le travail de renseignement en amont des attaques terroristes, c’est-à-dire lors de leur préparation. Et pourtant, une idée reçue persiste encore, celle d’un terrorisme organisé, structuré et présentant des caractéristiques à bien des égards semblables à des forces armées régulières. Or, c’est justement tout l’inverse. Le label des groupes terroristes transnationaux est suffisamment vague pour que des militants de toute nature, et défendant parfois même des opinions à priori divergentes, puissent se retrouver derrière cette « bannière ». Au passage, notons que même dans le cas d’une victoire militaire en Syrie et en Irak contre Daesh, le risque de dispersion des combattants est plus qu’important.
– D’ailleurs, il convient de rappeler que les mesures de sécurité qui se sont multipliées au cours des dernières années ont en commun un renforcement de capacités déjà existantes, et la création de nouvelles structures censées renforcer la sécurité et les contrôles. Cette attitude de méfiance a non seulement des conséquences dont l’efficacité est discutable, mais aussi une tendance à créer un sentiment de doute collectif, dans une atmosphère de délation et de suspicion des activités de l’autre. Plutôt que de créer un climat de confiance, un contrôle systématique a ainsi tendance à générer de nouvelles tensions, et instaurer un sentiment d’insécurité. En effet, ces mesures illustrent l’incapacité des autorités à endiguer le risque de nouvelles attaques, l’accent étant mis sur la prévention d’attentats visiblement déjà pensés. De telles erreurs se retrouvent de façon tout aussi nette en ce qui concerne le traitement des opérations sur des théâtres extérieurs, avec des conséquences tout aussi dommageables.
– Rappelons, en complément au point précédent, que la recherche de l’anonymat étant recherchée par les terroristes, à la fois dans leur mode d’action mais également lors de la préparation de leurs attaques, la ville est le terrain idéal au développement d’activités criminelles par des organisations terroristes transnationales. La guerre en milieu urbain représente, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, l’un des principaux défis aux forces armées, notamment dans l’identification d’un adversaire perdu dans la foule. Comment sécuriser en tous points et en tous moments les agglomérations ? Voilà qui relève de l’exploit, aussi les mesures de sécurité, même considérablement renforcées, resteront toujours insuffisantes.
– Rappelons en effet que le renforcement des moyens de surveillance, en plus d’être techniquement et financièrement limité, n’est pas nécessairement couronné de succès. Les moyens permettant de passer au travers des mailles du filet sont trop nombreux d’une part, et le fait de s’en remettre à la technologie plutôt que de privilégier le renseignement humain est une erreur de l’autre. Enfin, partir du principe que le fichage de millions d’individus – et même de l’ensemble de la population, si l’objectif est ambitieux – est sécurisant revient à considérer que les agissements de ces mêmes individus peuvent systématiquement être anticipés. Dans un (mauvais) film de science-fiction peut-être, mais la réalité est toute autre.
– Les attentats de Paris confirment également la tendance selon laquelle les attaques terroristes kamikazes se sont multipliées au cours des dernières années. Il s’agit d’un phénomène hautement inquiétant, dans la mesure où les résultats pour le moins significatifs de ces attaques incitent de nouveaux adeptes à se lancer dans ce type d’opérations. Plus que les armes, la détermination est la caractéristique primordiale de ces terroristes, et la difficulté est d’autant plus grande pour y faire face. Dès lors, c’est sur les individus que doivent se porter les efforts, moins sur les armes qu’ils possèdent.
– L’une des particularités du terrorisme, et plus encore du terrorisme transnational, est enfin sa capacité à frapper au cœur de l’adversaire. Ce « cœur » peut revêtir plusieurs formes, qui vont d’une cible symbolique (comme celles du 13 novembre, du Bataclan au Stade de France, en passant par des terrasses de café) à des troupes déployées en opération. En conséquence, il est nécessaire de rappeler ici que le cœur ne correspond pas toujours à l’image qu’en ont les grandes puissances, et est susceptible d’évoluer de façon perpétuelle. Sur le terrain, le principal avantage des terroristes par rapport à ceux qui les combattent, qu’il s’agisse de forces armées ou de services de renseignements, réside dans l’effet de surprise de leurs attaques. Cet effet de surprise entretient du côté des adversaires des organisations terroristes une forme de paranoïa qui sème le doute sur les capacités de protections et de lutte contre le terrorisme transnational. Toute certitude se voit ainsi mise à mal par la répétition d’attaques contre des cibles dont la sécurité était garantie, et les terroristes restent maîtres du terrain, en influençant les choix de défense et d’attaque d’une armée dont ils peuvent plus facilement prévoir les mouvements. Un tel constat vaut tant pour les forces déployées sur un théâtre d’opérations – car on imagine difficilement la « guerre » contre Daesh se limiter à des frappes aériennes, sans engagement de troupes au sol – que pour les populations civiles.

Il ne s’agit là que quelques modestes éléments de réflexion, dont certains sont sans doute déjà assimilés. En tout cas c’est ce que nous pouvons espérer, sans quoi cette « guerre » longue et ingrate sera difficile à remporter.
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