ANALYSES

Sommet Europe-Afrique : « Je crains un gaspillage »

Presse
12 novembre 2015
Que peut-on attendre d’un sommet qui se veut« informel », qui veut insister sur l’aide apportée par l’UE à l’Afrique et dans le même temps à la lutte contre l’immigration illégale ?
L’UE est un donateur majeur en Afrique et le fait qu’elle décide de s’intéresser plus sérieusement aux questions liées à l’immigration et au trafic humain est une excellente chose. Cela signifie qu’elle va s’occuper un peu plus sérieusement des pays fragiles que sont en particulier les pays du Sahel, déjà fortement exportateurs de main d’œuvre. Ils se trouvent confrontés à un montagne de problèmes démographiques avec une fécondité hors de contrôle ; économiques avec une agriculture largement en panne ; politiques et sociaux avec un dramatique chômage des jeunes ; ethnico-politiques avec des fractures qui s’approfondissent ; organisationnels et sécuritaires avec des appareils régaliens (armée, gendarmerie, justice, administration territoriale) dont on a mesuré au Mali la situation dramatique de désorganisation et de sous-équipement. Le malheur, c’est que les services de l’Union européenne qui gèrent son aide, et dont les ressources financières sont considérables, sont d’une lourdeur extraordinaire et n’ont surtout aucune expertise sérieuse dans ces domaines fondamentaux que sont le développement rural, le renforcement des institutions régaliennes et en particulier des armées. Sans parler des questions de planning familial. Ces services savent superviser des opérations simples telles que la construction de routes et les aides budgétaires, mais ils sont – de l’avis de nombreux spécialistes – dans l’incapacité de piloter et gérer sur le terrain les myriades de petites opérations pour la plupart confiées à des ONG, qui sont indispensables pour relancer l’agriculture et l’élevage et créer les emplois exigés par la démographie.

Que peut-on craindre de cette « lourdeur » que vous évoquez ?
Je crains des effets d’annonce, une stérilisation ou un gaspillage de ressources qui seraient paradoxalement beaucoup mieux gérées par notre aide bilatérale et en particulier par l’AFD. L’UE reconnaît d’ailleurs de facto ses problèmes d’expertise puisqu’elle confie la gestion d’une partie de ses ressources en matière de développement rural à l’AFD. Mais franchement, quelle complication ! La France verse des montants d’aide considérables à l’UE qui ensuite, faute de pouvoir les utiliser, confie la gestion d’une petite partie à l’AFD. Il serait quand même plus simple de les affecter directement à notre opérateur pivot bilatéral qu’est l’AFD. Nous payons ici l’absurdité d’une politique de coopération qui depuis plus de 20 ans confie imprudemment ses ressources d’aide aux organismes multilatéraux et européens, ceci sans se rendre compte que leur efficacité dans les pays à faible capacité comme au Sahel est très réduite, et que l’argent est pour partie inutilisé ou gaspillé dans des opérations qui ne sont pas prioritaires. Or, ceci est beaucoup plus grave qu’on ne l’imagine car les pays du Sahel, qui sont dans une impasse démographique et coincés dans une trappe à pauvreté, ont besoin d’une aide bien ciblée et bien gérée pour sortir de cette trappe qui les conduit inéluctablement à suivre le chemin de l’Afghanistan avec qui ils partagent beaucoup de caractéristiques(*).

Que peuvent « apporter » les pays africains lors du sommet ?
Si l’on veut maintenant éviter les drames que la démographie prépare au Sahel, dans un contexte économique qui, malgré des taux de croissance d’un PIB tiré par les importations de matières premières par la Chine, ne crée pas d’emplois à la hauteur des besoins, il faut que les grands donateurs autant que les pays concernés soient vraiment sérieux. Il n’y a ici plus de temps à perdre. Il est inadmissible que l’aide internationale continue à refuser de s’occuper de la réforme des secteurs de la sécurité, ne consacre que 8% de ses ressources au développement rural qui fait vivre 70 à 80% de la population de ces régions et que0,2% de ses ressources – on croit rêver ! – au planning familial. De leur côté, en contrepartie d’une aide extérieure massive, les pays africains du Sahel doivent s’engager à mettre de l’ordre dans leur maison, ce qui signifie réformer leurs administrations et leurs institutions publiques gravement parasitées par le clientélisme, à tripler leurs budgets consacrés au développement agricole et à s’attaquer enfin au problème angoissant de la régulation des naissances. Sur la base actuelle de la fécondité, le Niger qui avait 3 millions d’habitants en 1960 devrait en avoir 89 millions en 2050 alors qu’on ne peut pratiquer l’agriculture que sur 8 % de sa superficie. Où allons-nous ?

La Libye est désignée par l’UE comme étant un sujet de discussion majeur. Mais que peut-on imaginer de « positif »selon vous, d’un pays dont la situation est singulièrement chaotique ?
La seule chose qu’on puisse espérer est un accord politique entre les principales factions non affiliées à Daech et Al-Qaïda pour engager un processus de construction politique et administratif de ce pays. Notons que la situation actuelle était largement prévisible, car dans un pays à structure tribale, sans administration régalienne ni appareil d’État sérieux, la disparition du système coercitif qui maintenait tant bien que mal l’unité du pays provoque nécessairement son implosion. On l’a vu en Irak. On l’a vu en Afghanistan en 1992. Sans doute aurait-il fallu méditer cette question avant d’envoyer les Rafales…

*Serge Michailof est l’auteur de« Africanistan » (préfacé par Erik Orsenna, Éd. Fayard) et de« Notre maison brûle au Sud »(Fayard).
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