ANALYSES

« Le lien entre changement climatique et conflits n’est ni à surévaluer ni à négliger »

Presse
14 octobre 2015
Interview de Bastien Alex - Libération
En 2003, le Pentagone établissait un lien entre sécurité et changement climatique. Était-ce la première fois qu’un tel lien était officiellement établi ?
Tout dépend de ce qu’on appelle officiel. Les militaires américains ont pris conscience dès les années 1990 de l’émergence de nouveaux risques liés au changement climatique. Mais c’est peut-être la première fois, oui, que le Pentagone tirait le signal d’alarme dans un rapport rendu public. Ce rapport était très prospectif et volontairement un peu fantasque, pour attirer l’attention. Ensuite, à partir de 2007, les institutions de défense des Etats-Unis ont parlé du changement climatique comme d’un «multiplicateur de menaces». Cette dénomination me semble la plus pertinente et la plus sérieuse.
Car empiriquement, il n’est pas démontré à 100% que le changement climatique est la cause principale des conflits. Dire qu’il les provoque est excessif; c’est plutôt un facteur aggravant, qu’il ne faut ni surévaluer, ni négliger. Il agit comme un élément supplémentaire d’une situation existante et crisogène, comme une situation de stress hydrique. Une sécheresse prolongée dans une zone déjà aride peut provoquer des mouvements de population et des tensions liées à la pression sur les ressources en eau potable. Mais à partir de quand peut-on attribuer cette sécheresse au changement climatique? C’est le travail des scientifiques du Giec. Ils nous disent que dans certaines régions du monde, les événements climatiques extrêmes vont se multiplier, soit en fréquence, soit en intensité, soit les deux.
On ne peut donc pas être catégorique et établir de lien direct entre changement climatique et conflits. Mais certaines régions comme l’Afrique subsaharienne sont habitées par des éleveurs ou agriculteurs qui dépendent des aléas climatiques. Si ces populations sont affectées par des événements climatiques extrêmes et ne peuvent plus assurer leur subsistance, elles migrent vers les villes où les services de base ne sont pas forcément rendus, où elles ne trouvent pas d’emplois et peuvent être tentées par des trafics ou le terrorisme. Pour les hommes vivant en bordure du lac Tchad, si la baisse des ressources hydriques et halieutiques ne leur permet plus de subvenir aux besoins de leur famille, cela peut devenir un facteur de tensions voire de recrudescence de l’activité jihadiste. C’est un paramètre qui joue. Il ne faut pas le négliger, sans non plus en faire le principal.

Les militaires américains et britanniques ont intégré le dérèglement climatique dans leurs préoccupations et leur doctrine. La France s’y met à peine, pourquoi ?
Ce décalage n’est pas nouveau. Ils ont toujours été les premiers à travailler sur les questions de menaces globales et de sécurité, parce qu’ils sont plus obsédés par la recherche stratégique et n’ont pas les mêmes moyens que nous. Quand on regarde le nombre de publications américaines et britanniques sur le changement climatique et la sécurité, comparé aux publications françaises, il n’y a pas photo. Le premier travail français sur le sujet date de 2011. Et nous sommes peu à travailler dessus. On y vient tout doucement. Il y a dix ans, cela faisait sourire tout le monde; dans dix ans, ce sera normal. La recherche va s’amplifier car nous avons tous compris qu’il s’agit là d’un vrai enjeu. Il faut attirer l’attention dessus, sans faire de catastrophisme à outrance. Mais en couplant notamment les projections démographiques et les projections du Giec sur le climat, on peut anticiper des tensions exacerbées par le changement climatique. On ne prédit pas forcément des conflits armés violents entre deux pays, mais le risque existe.
Sans qu’un lien indéfectible soit fait, on sait que le changement climatique agit sur tous les paramètres qui sont provocateurs de conflits. C’est donc une menace que la France doit avoir à l’esprit, sans en faire l’alpha et l’oméga de notre sécurité nationale. Il faudrait peut-être une évolution des moyens civils de l’armée pour pouvoir intervenir sur certains théâtres. Après l’ouragan Katrina, en 2005, les Etats-Unis ont été obligés de faire appel à la garde nationale et à des sociétés militaires privées. On ne peut attribuer Katrina à 100% au changement climatique, mais ce dernier risque de mener à la multiplication de ce type de phénomènes. Cet épisode a accéléré la prise de conscience des Etats-Unis. Ils se sont rendu compte que le changement climatique posait aussi des questions de sécurité intérieure et favorise l’apparition de troubles à l’ordre public. Les pays les plus pauvres sont les plus vulnérables, mais cela ne veut pas dire que les plus riches ne le sont pas.

Pouvez-vous citer quelques exemples de risques sécuritaires découlant des manifestations du changement climatique?
Le changement climatique joue sur la sécurité alimentaire et sanitaire, par des pressions sur les ressources hydriques ou la destruction des récoltes et par la hausse des possibilités de propagation des moustiques qui sont les vecteurs de diffusion de beaucoup de maladies en Afrique et en Asie.
En Asie, il y a tout un débat pour savoir si les glaciers de l’Himalaya fondent plus vite que les autres. Si la baisse du débit des fleuves comme le Mékong et le Brahmapoutre qui en résultera conduit à la multiplication de barrages, on n’ira pas dans la bonne direction. Par exemple, le Mékong alimente le lac Tonlé Sap, au Cambodge. Si la superficie du lac baisse comme cela a été le cas pour le lac Tchad, en Afrique, que se passera-t-il? Si vous couplez cela a une hausse de la population, cela mènera à une hausse des tensions entre la Chine et le Cambodge.
Regardez ce qui se passe avec le Nil et les pays qui en dépendent. En 2013, une vidéo a été diffusée montrant une réunion de hauts responsables égyptiens envisageant la possibilité de bombarder un projet éthiopien de barrage sur le fleuve. Le changement climatique peut donc accentuer les conflits d’usage de l’eau. Idem pour les tensions dues aux migrations. L’Inde a construit un mur à la frontière avec le Bangladesh.
Le paramètre environnemental est aussi présent dans le déclenchement du conflit syrien. La question, ensuite, est de savoir si on peut attribuer la sécheresse des années 2000 en Syrie au changement climatique ou non. Les sécheresses ont toujours existé, mais on sait que le changement climatique va renforcer l’impact de ce type de manifestations. La question, aussi, est de savoir si le stress hydrique est toujours un facteur de conflits. Pas forcément. Il y a des cas où les communautés utilisent leurs maigres ressources en eau pour subsister sur leur territoire plutôt que de migrer. Il faut donc se garder de généraliser. Incontestablement, dans le cas de la Syrie, le changement climatique a été un facteur aggravant. Mais sans lui, le conflit aurait peut-être eu lieu quand même.

Vous pointez des risques accrus liés à certaines «mauvaises réponses», comme l’accaparement des terres pour répondre aux tensions sur la sécurité alimentaire ou la géoingénierie, que vous qualifiez de politiques d’adaptation aux changements climatiques…
Oui, même si cela peut être discuté par certains, j’estime que ce sont en quelque sorte des politiques d’adaptation, c’est-à-dire destinées à s’adapter aux conséquences déjà observables du changement climatique. L’accaparement des terres peut être perçu indirectement comme une politique d’adaptation. Si le changement climatique affecte les rendements agricoles de pays comme la Chine ou l’Inde, dont la population augmente et les habitudes alimentaires changent, ces pays peuvent vouloir investir massivement dans des terres arables ailleurs, par exemple en Afrique, pour assurer leur sécurité alimentaire. Cela provoque déjà des conflits en Ethiopie, au Sénégal et à Madagascar.
Quant à la géoingénierie, si un jour des entreprises réussissent à développer ce genre de technologies, par exemple la «fertilisation» des océans avec du fer, et à les rendre viables ou à faire croire à leurs clients que c’est le cas, c’est potentiellement un marché extrêmement lucratif. Si Bill Gates ou Richard Branson continuent à financer des recherches sur le sujet, ce n’est pas anodin. Or si tout le monde se met à utiliser ces technologies pour maintenir le modèle de croissance actuel et continuer par exemple à extraire du charbon, le changement climatique sera d’autant plus accentué et on ne va pas s’en sortir. Les pays victimes de typhons ou autres catastrophes rendues plus intenses et fréquentes par le dérèglement climatique prennent déjà à partie les grands émetteurs de gaz à effet de serre. Si ces derniers utilisent la géoingénierie pour continuer à émettre, les tensions vont s’accentuer, c’est évident. Celles-ci pourront aussi survenir si un pays mène des expériences qui déstabilisent localement le climat et affectent son voisin.
Je classe aussi dans les effets pervers des réponses aux effets du changement climatique l’accès aux ressources énergétiques. Il y a déjà d’assez fortes tensions en mer de Chine. En cas de baisse du débit des fleuves qui alimentent les centrales hydroélectriques chinoises, Pékin pourra tenter de développer d’autres ressources, notamment d’exploiter du pétrole ou du gaz dans les zones contestées en mer de Chine.

Quid de l’Arctique, souvent présentée comme une zone de conflits futurs liés notamment à la volonté de plusieurs puissances d’accaparer les hydrocarbures rendus plus accessibles par la fonte de la banquise ?
Il y a beaucoup de littérature et un gros emballement médiatique sur le sujet mais j’estime qu’il est assez exagéré, du moins pour l’instant. Shell vient d’annoncer qu’il renonce à forer dans la zone. Et même si le prix du baril de pétrole remonte, les risques de tensions liées à l’Arctique sont à modérer. Il faut se garder de monter le sujet en épingle en disant que dans cinq ans, il y aura une guerre entre les Etats-Unis et la Russie en Arctique. Ce n’est pas sérieux.
Quant aux routes maritimes de l’Arctique, on n’y est pas encore. Ce n’est pas demain qu’elles seront aussi fréquentées que le canal de Suez. Il faut encore des brise-glace, il n’y a pas d’infrastructures portuaires et les coûts d’assurances sont énormes. L’Arctique est à garder dans le radar, mais ce n’est pas forcément le plus gros risque. Les risques liés à la fonte des glaciers himalayens me paraissent plus importants.

Que faire pour prévenir les risques de conflits liés au changement climatique?
La question est complexe. Mais il me semble surtout que le changement climatique résulte de notre modèle de civilisation. Si on ne veut pas traiter le problème de l’exploitation des ressources fossiles lors de la COP21 à Paris, on n’y arrivera pas. On pourra construire des digues ou des murs, si on ne change pas de modèle, si on n’entame pas une transition vers une sortie des énergies fossiles, si on ne s’attaque pas à la question des inégalités de répartition des richesses, on pourra faire toutes les COP du monde, on n’y arrivera pas. Il faut absolument faire évoluer notre civilisation et essayer de partager un peu plus les richesses pour doter les fonds qui serviront à établir la transition énergétique et écologique dans les pays en voie de développement.
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