ANALYSES

Paradoxes d’Amérique latine : crise économique, intégration et frontières chaudes

Presse
2 août 2015
L’Amérique latine est la dernière arrivée dans le cercle peu enviable des régions touchées par la crise. Les exportations latino-américaines ont chuté de 2,7% en 2014 et 9,1% au premier semestre de 2015. La croissance devrait achever l’année 2015 en dessous de 1% après 1,3% en 2014. Mais l’Amérique latine reste en ces circonstances, institutionnellement indifférente à la conjoncture. Elle fait toujours preuve en 2015 de la plus grande créativité intergouvernementale. Ce moment est aussi celui des contestations bilatérales. La fièvre est brutalement montée sur plusieurs frontières du sous-continent. Y aurait-il un lien de causalité entre ces trois réalités ? Ou s’agit-il d’un hasard historique ayant fortuitement croisé leurs ellipses ?

Le retournement économique confronté à deux attitudes diplomatiques d’inspiration contraire, interpelle. Les gouvernements latino-américains en ces temps d’incertitudes économiques, ont en effet poursuivi leurs conciliabules sur l’intégration. Et ils ont parallèlement réactivé, du moins certains d’entre eux, leurs querelles de voisinage. La cohabitation de cette diplomatie en partie double, pratiquant avec la même conviction intégration régionale et contentieux bilatéraux, est-elle à terme compatible ? Y aurait-il une relation, et laquelle, entre cet oxymore politique extérieur et la chute de la croissance ? Les intéressés, les gouvernements latino-américains, en tous les cas font comme si. Ils adaptent leurs récits aux circonstances. Ils modulent l’intensité de leurs émotions rhétoriques selon les scénarios et les lieux de spectacle politique.

La Crise oui, elle est là et bien là. Même si elle est venue avec décalage, après celles des Etats-Unis et de l’Europe. Elle n’a pas la violence des crises espagnole, grecque et irlandaise. Mais le décrochage a été progressif et continu de 2010 à 2015. Les moyennes restent encore positives. La régression latino-américaine est supérieure à la tendance haussière constatée en Europe. D’autre part il faut bien voir que les moyennes cachent de gros écarts. Certains pays, l’Argentine, le Brésil, le Venezuela, sont entrés en décroissance absolue, plus ou moins marquée. Plus forte dans le cas du Venezuela que dans ceux du Brésil et de l’Argentine. Les autres ont descendu quelques échelons dans l’escalier de la croissance. Avec pour certains, la Bolivie, Panama et le Pérou des taux encore assez élevés.

L’intégration, insensible au coup de frais économique, garde une dynamique forte. En décembre 2014, au lieudit, « la moitié du monde », à quelques kilomètres de Quito, capitale de l’Equateur, les chefs de gouvernement de tous les pays d’Amérique du sud ont inauguré en grandes pompes et avec des discours volontaristes, le siège de l’Union des nations d’Amérique du sud (UNASUR). D’autres institutions communes, la CELAC, le Mercosur, l’Alba, l’Alliance du Pacifique, le Caricom (Communauté de la Caraïbe), le Sica (le Système d’intégration centraméricain), ont tenu leurs réunions plénières. Et parallèlement les latino-américains ont continué à fabriquer des ententes aux périmètres variables. La Colombie, le Mexique, six Centraméricains, la République Dominicaine, ont annoncé la constitution d’un « Corridor mésoaméricain d’intégration ». Le Guatemala, le Honduras et le Salvador négocient une union douanière. La Bolivie a intégré le Mercosur, le marché commun du cône sud. Une cascade de traités bilatéraux a été signée en 2014 et 2015 : entre Argentine et Uruguay un système local de monnaies afin de stimuler et bonifier leurs échanges, Colombie et Brésil un protocole de coopération commerciale, Equateur et Pérou, une entente commerciale, Mexique et Brésil un accord de coopération économique, Mexique et Colombie, un traité de libre-commerce. Mexique et Pérou un accord d’association stratégique.

En même temps et avec la même intensité les uns et les autres sont entrés en disputes. Le plus souvent il s’agit de querelles frontalières dormantes depuis des dizaines d’années. Honduras et Salvador ont réactivé un conflit concernant un ilot d’une cinquantaine d’hectares dans le Golfe de Fonseca. Costa-Rica et Nicaragua se chamaillent à propos du tracé non résolu du fleuve San Juan devant la Cour de justice de La Haye. Nicaragua et Colombie ont saisi les tribunaux internationaux pour déterminer la propriété des iles San Andrès et Providence et des eaux adjacentes. Pérou et Chili sont également passé par la case Cour internationale de justice (CIJ), faute de pouvoir déterminer à l’amiable leurs eaux territoriales. La Bolivie a déposé une plainte contre le Chili devant la CIJ. Pour demander un accès à la mer qui lui a été enlevé par la force des armes chiliennes en 1883. Plus récemment Colombie et Venezuela ont eu des démêlés concernant leurs eaux territoriales. Et le contentieux colonial non résolu entre Guyana et Venezuela a rebondi en juin 2015.

La crise économique est-elle à l’origine de cette montée d’adrénaline territoriale ? Comment comprendre sa coexistence avec la montée en puissance d’accords intergouvernementaux à périmètre variable ? La question n’est-peut-être pas posée de façon pertinente. Sans doute parce que la cohabitation de tensions et d’ententes reflète la conception particulière de l’intégration à la latino-américaine ? Elle mêle en effet discours unitaires et défense farouche de la souveraineté. Cet oxymore conceptuel, est peu compréhensible d’un point de vue européen. Il est la résultante d’une histoire différente. Histoire de pays ayant de façon parallèle été victimes d’ingérences extérieures, européennes, puis nord-américaines. L’Amérique latine donc, sous couvert d’intégration, pratique une mutualisation de souverainetés, à caractère défensif.

Un retour aux sources de cette philosophie politique s’impose, pour essayer de comprendre les contradictions apparentes d’aujourd’hui. Que constate-t-on entre l’Amérique latine, et les puissances extérieures historiquement ingérentes, Espagne, Angleterre, Etats-Unis ? L’Angleterre garde l’image d’un bouc émissaire consentant et participatif. L’absence de flexibilité britannique perpétue le contentieux des Malouines. Il unit le sous-continent. L’Argentine bénéficie d’un soutien latino-américain quasiment sans faille. L’Espagne avait défendu en 1996 la nécessité morale pour l’Europe de sanctionner Cuba. Son Roi a tenté publiquement en 2007 de faire taire le président vénézuélien. Ces deux attitudes avaient été collectivement ressenties comme une agression collective. L’Espagne comme l’Angleterre ont gardé un rôle de répulsifs, mais secondaires. Les Etats-Unis, le grand méchant loup du XXème siècle, en revanche ont fait bouger les lignes. Ils n’interviennent plus militairement sur le terrain latino-américain depuis 1989. Faisant leur mea culpa ils ont accepté de renouer avec Cuba en 2014. L’embargo ou le blocus imposé à La Havane par Washington était condamné par tous les pays d’Amérique latine. Ils votaient chaque année aux Nations unies, en octobre ou novembre, la levée de l’embargo. En clair, aujourd’hui le ciment principal de l’unité défensive, a perdu de sa capacité mobilisatrice. Les Etats-Unis ne sont plus en 2015 le bouc émissaire de l’hémisphère occidental. Restent l’Espagne et surtout le Royaume-Uni. Mais ces « petits Satans » n’ont pas la même capacité de coagulation.

Le décrochage des économies, et la distance diplomatique des Etats-Unis, auraient-ils créé un scénario propice aux antagonismes locaux ? Bien des facteurs ont une incidence sur la politique extérieure des Etats. En Amérique latine comme ailleurs. Mais il est vrai que la crise les ramène à une feuille de route priorisant les défis intérieurs. Les querelles bilatérales, les contentieux frontaliers mal réglés, ont pu retrouver une actualité d’autant plus forte que le stimulant mobilisateur extérieur, la menace que faisait peser les Etats-Unis s’est, à tort ou à raison, estompé.
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