ANALYSES

70 ans : Hiroshima, objet littéraire au Japon

Presse
6 août 2015
Hiroshima et Nagasaki inspirent les artistes depuis soixante-dix ans. Aux côtés des célèbres Hiroshima, mon amour de Marguerite Duras ou du manga Gen de Hiroshima de Keiji Nakazawa (1939-2012), les deux villes atomisées ont marqué la littérature japonaise et furent à l’origine d’un genre littéraire, le Genbaku bungaku (littérature de la bombe atomique), qui désigne les écrits relatifs aux deux bombardements nucléaires, quelle que soit leur nature, et quel que soit le profil des auteurs. Si on recense en effet dans cette catégorie les témoignages des hibakusha (les survivants de la bombe) s’y est greffé au fil des ans une série de textes associant fiction et réalité, et prenant pour décor les deux villes.

Les survivants

La première génération des écrivains de la bombe est composée de survivants des bombardements, qui ont rapporté leurs propres expériences. Elle dut faire face aux restrictions imposées par la censure, et c’est pourquoi de nombreuses œuvres furent soit publiées après 1952 et la fin de l’occupation américaine, soit de manière confidentielle afin d’éviter les interdictions. Parmi ces auteurs, on compte Yôko Ota (1906-1963) à qui l’on, doit Shikabane no machi (La Ville des cadavres) terminé en 1948 à la hâte, car elle craignait de succomber aux radiations auxquelles elle fut exposée le 6 août 1945, et Ningen Ranru (Lambeaux humains) récompensé par le Joryû Bungakushakai (prix de littérature féminine) en 1951. Ces deux récits racontent la destruction de Hiroshima et la souffrance de ses habitants. En 1954, elle publia Han ningen (A moitié humain), un récit en partie autobiographique couronné du prix de la paix, qui raconte les souffrances d’un écrivain menacé par les radiations et ses angoisses face à une guerre mondiale et atomique imminente. L’œuvre du poète Tamiki Hara (1905-1951) est imprégnée de deux évènements importants, la mort de son épouse Sadae en 1944 et la destruction de sa ville, Hiroshima, un an plus tard. Natsu no Hana (Fleurs d’été), son ouvrage le plus connu récompensé du prix Takitaro Minakami, est publié en 1947, suivi par Haikyou kara (Des ruines) en 1947 et Kaimetsu no joukyoku (Prélude à l’annihilation) en 1949, des textes qui racontent son expérience de la bombe atomique. Profondément marqué par les images d’horreur dont il fut le témoin et inquiet pour l’avenir de son pays, en particulier après le déclenchement de la guerre de Corée, il se suicide en 1951. Une stèle à son honneur se dresse à proximité du dôme de la bombe-A.

Profondément marquée par le bombardement atomique (elle perd une partie de sa famille et décèdera d’un cancer du sein vingt ans plus tard), Shinoe Shôda (1910-1965) publie secrètement – pour échapper à la censure – un recueil de poèmes intitulé Sange (Pénitence) en 1947 et distribué à des hibakusha. Egalement connue pour ses poèmes, Sadako Kurihara (1913-2005) a notamment écrit Umashimenkana (Arrivée d’une nouvelle vie) en 1946, Watashi wa Hiroshima wo shogen suru (Témoin de Hiroshima) en 1967, Dokyumento Hiroshima 24 nen (Documents sur Hiroshima 24 ans plus tard) en 1970, Hiroshima to iu toki (Quand je dis Hiroshima) en 1976, et Genbaku shishu (Anthologie de poèmes sur la Bombe A) en 1991. Très fortement impliquée dans les mouvements antinucléaires d’après-guerre, elle a par ailleurs donné de nombreuses conférences et participé à des travaux sur la mémoire de Hiroshima, remplissant ainsi son rôle de hibakusha. En 1969 elle créé un groupe de citoyens Gensuikin Hiroshima Haha no Kai (Mères de Hiroshima, groupe contre les bombes A et H) et publie une anthologie de poésies sur Hiroshima, La rivière de la flamme coule au Japon, qu’elle distribue à la sixième Conférence mondiale contre les bombes A et H. Puis elle lance les revues Les Rivières à Hiroshima en 1970 et Témoignage de Hiroshima et de Nagasaki en 1982.

Malheureusement non traduits en français, les écrits de ces auteurs ont une valeur historique considérable en ce qu’ils saisissent la période suivant de peu les explosions nucléaires, et nous fournissent de précieux renseignements sur l’ampleur de la destruction, l’état des secours, la sinistre découverte des radiations et de leurs effets, ou encore les difficultés matérielles auxquelles les survivants dont ils faisaient partie durent faire face.

Le regard critique

La seconde génération, ou catégorie, a écrit sur la bombe pour évoquer les questions plus sociales et politiques qu’elle soulève, et est généralement composée d’auteurs qui n’ont pas été des témoins directs du feu nucléaire. Elle comprend Yoshie Hotta (1918-1998), Momo Iita (1926-2011), Kenzaburô Oé (1935-), Masuji Ibuse (1898-1993) ou encore Ineko Sata (1904-1998), avec des inspirations, des positionnements et dans des styles très différents les uns des autres. Les textes de ces auteurs furent publiés consécutivement à la levée de la censure et au fur et à mesure que le monde dans son ensemble s’interrogeait sur le sens à donner à l’ère nucléaire, tant dans ses aspects politico-stratégiques que sociaux ou moraux. Parmi les ouvrages les plus marquants de cette catégorie, on retient tout particulièrement Kuroi Ame(Pluie noire) de Masuji Ibuse (1898-1993), publié en 1966, et adapté au cinéma par Shohei Imamura en 1989. Ce roman dont le titre fait évidemment référence à la couleur de la pluie chargée de poussière – et de particules radioactives – qui tomba sur Hiroshima et ses survivants quelques heures après la destruction de la ville, s’appuie sur des documents historiques afin de restituer, comme c’est son objectif, la réalité avec une grande précision, ce qui en fait une sorte de roman historique. Parmi les ouvrages utiles consacrés à la littérature – mais aussi au cinéma – sur Hiroshima et Nagasaki, nous renvoyons à la lecture des textes réunis par Maya Morioka-Todeschini, à l’occasion du cinquantième anniversaire des bombardements atomiques.

Publié en 1965, vingt ans après la fin de la guerre, Notes de Hiroshima de Kenzaburô Oé est de son côté sans doute l’essai le plus célèbre sur Hiroshima, en raison à la fois de la notoriété internationale de son auteur, Prix Nobel de Littérature en 1994 – le seul lauréat japonais après Kawabata en 1968 – et de son contenu. Oé a par ailleurs évoqué Hiroshima dans d’autres travaux, certains ayant été traduits en anglais, au point que son nom est désormais souvent associé à celui de la ville atomisée, dont il n’est pourtant pas originaire (il est né à Shikoku), et qu’il visita pour la première fois de sa vie en 1963. C’est d’ailleurs une série de visites et de reportages entre 1963 et 1964 qui furent à l’origine de son célèbre livre. Au départ interpellé par la question des mouvements anti-nucléaire dont il était proche, il rencontra à cette occasion plusieurs hibakusha, dont les témoignages le bouleversèrent au point qu’il les raconta. Notes de Hiroshima est ainsi un reportage, et non une fiction, une réflexion et non un roman, mais Oé en fait un récit poignant qui justifie sa place dans la littérature, notamment les passages sur le choix du suicide ou de rester en vie malgré tout. Oé est progressivement devenu le représentant de la littérature de la bombe atomique au Japon, en marge de son engagement pour le pacifisme et contre le nucléaire, dans ses aspects militaires autant que civils. Cet engagement pour entretenir l’héritage de Hiroshima a profondément marqué sa production littéraire et ses réflexions sur l’existentialisme.

L’inconnu post-nucléaire

La troisième catégorie de la littérature atomique regroupe des auteurs dont les récits se penchent sur la société dans un monde post-nucléaire, et comprend des écrivains comme Kôbô Abe (1924-1993), surtout célèbre pour Suna no onna (La femme des sables) publié en 1962 ; Makoto Oda (1932-2007), auteur de Hiroshima en 1981, qui raconte le bombardement atomique mais met également en lumière l’activisme antinucléaire de l’auteur qui défend la cause des Amérindiens vivant à proximité des sites où sont effectués les essais nucléaires américains ; ou Mitsuharu Inoue (1926-1992), qui a consacré son œuvre aux crimes de guerre pendant la Seconde guerre mondiale et aux effets de la bombe atomique. Ces auteurs ont pour particularité et en commun d’avoir milité pour le parti communiste japonais à différentes étapes de leur carrière. Notons enfin que d’autres écrits sont, dans la description d’évènements d’une autre nature, inspirés par les scènes de destruction de Hiroshima et Nagasaki. A cet égard, le célèbre roman de Komatsu Sakyô (1931-2011), Nihon Chinbotsu (La submersion du Japon) publié en 1973, met en scène une catastrophe naturelle de grande ampleur qui submerge l’archipel et détruit tout sur son passage.

La littérature japonaise reste encore de nos jours profondément imprégnée des références, plus ou moins explicites, à la Seconde guerre mondiale et au colonialisme, perpétuant ainsi dans la sphère littéraire cette période d’après-guerre parfois qualifiée d’après-libération ou encore de post-colonialiste. Hiroshima a dans ces sources d’inspiration une place de premier choix.
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