ANALYSES

Crise des ordures : « Au Liban il est impossible de faire tomber le système »

Presse
26 août 2015
Interview de Karim Émile Bitar - RTBF.be
Cap sur le Liban où les poubelles s’entassent dans les rues de Beyrouth. Depuis plus d’un mois, le pays est secoué par « la crise des ordures ». Plus personne ne ramasse les poubelles, parce qu’une grande décharge a fermé à proximité de la capitale. Les Libanais sont descendus dans les rues pour dénoncer cette situation. Mais le gouvernement ne parvient pas à trouver de solution. Pour quelles raisons ? Questions à Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS, l’Institut des relations internationales et stratégiques.

Cette crise des ordures, elle cache une autre crise, beaucoup plus profonde, la crise politique.
Le Liban, c’est un pays extrêmement fragile qui a fait preuve depuis 2-3 ans d’une assez surprenante résilience mais il est en train de toucher les limites de cette résilience. C’est un pays qui est en train de traverser une crise politique et institutionnelle sans précédent. Le Liban n’a pas réussi à réélire un président de la république après l’expiration du mandat du président Michel Sleiman il y a plus d’un an. Le parlement s’est auto-prorogé. Le gouvernement libanais est un gouvernement d’union nationale, mais qui est, en fait, basé sur un partage des dépouilles entres les factions qui prennent chacun quelques ministères et qui en font profiter leurs partisans sur la base d’un système clientéliste. Et par ailleurs, le Liban accueille près d’1,2 million de réfugiés syriens, en dépit d’une situation économique et sociale particulièrement difficile. Il y a une accumulation des problèmes et cette affaire des ordures est peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce qui a poussé plusieurs milliers de Libanais à exprimer leur colère dans la rue.

Il y a la crise des ordures, mais il y a aussi des coupures d’électricité, de l’eau ?
En effet, l’électricité est toujours rationnée. Elle est coupée près de trois heures à Beyrouth et parfois près de 6 ou 9 heures dans les provinces. L’eau est également parfois rationnée. Et les salaires de base ne permettent plus à la population de vivre dignement. Alors même que nous sommes dans un pays où il y a extrêmement d’inégalités, extrêmement de frustrations qui pourraient donc être exploitées à des fins politiques.

Ce qui explique le blocage des institutions, c’est l’existence de deux courants qui s’opposent au sein du gouvernement ?
Oui, c’est un gouvernement qui regroupe l’essentiel des partis politiques au Liban. Le grand problème est que ces partis sont tous alignés ou inféodés ou proches de puissances étrangères qui se livrent aujourd’hui une guerre par procuration sur plusieurs terrains régionaux. Nous avons essentiellement un camp représenté par le Hezbollah qui est proche de l’Iran. Et un autre camp représenté par le Courant du futur de la famille Hariri qui est plutôt proche des Saoudiens. La communauté chrétienne est quant à elle divisée. Une partie est alliée au Hezbollah et l’autre est alliée au Courant du futur. Ce qui fait que le déblocage de la situation libanaise ne pourra malheureusement venir que de l’étranger, que d’une détente ou du moins d’un accommodement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite qui accepteraient de mettre le Liban à l’écart de leurs grandes querelles. Et de débloquer ainsi la crise institutionnelle et politique.

La solution ne peut pas venir de l’intérieur ? C’est impossible ?
Idéalement, elle le devrait. Malheureusement, il s’est créé au fil des ans, un lien organique entre les parties libanaises et leurs parrains étrangers. Les angoisses existentielles des communautés, les immixtions permanentes des puissances étrangères ont créé un phénomène que l’on appelle « la clientélisation des communautés ». Cela fait que chaque partie libanaise se cherche un protecteur ou un parrain en dehors des frontières. Et comme nous sommes dans un contexte régional très tendu, une situation de guerre froide irano-saoudienne qui se joue aussi bien en Syrie qu’au Liban en Irak et au Yémen, les dossiers sont tous liés les uns aux autres. Et à moins d’un déblocage diplomatique international, on voit mal comment la classe politique libanaise elle-même, qui est une classe politique qui fait preuve d’une grande immaturité, pourrait à elle seule régler les problèmes de fond qui se posent au Liban.

La situation est évidemment compliquée par la guerre en Syrie ?
Oui, la guerre en Syrie est en train d’accentuer les lignes de failles sur le terrain libanais. Elle est venue approfondir les divisions entre le camp du Hezbollah qui est essentiellement en train de militer pour le maintien au pouvoir de Bachar-el-Assad. Le Hezbollah est très présent sur le terrain syrien avec plusieurs milliers d’hommes. Il considère qu’une chute du régime syrien ferait peser une menace existentielle sur son existence-même. Et de l’autre côté, le Courant du futur et les sunnites en général sont plutôt tentés de sympathiser avec la révolution syrienne. Ils lui ont offert un soutien financier et logistique au cours des 3-4 dernières années. Vous ajoutez à cela la présence massive de réfugiés. Le Liban est le pays au monde qui accueille le plus de réfugiés au prorata de sa population. Cela rend la situation particulièrement délicate. Et si cette crise des ordures ménagères devait aboutir à une chute du gouvernement actuel, le Liban risque de faire un saut dans l’inconnu, car il ne resterait plus aucune institution légitime dans ce pays.

C’est pourtant ce que demandent les Libanais descendus dans la rue : la démission du gouvernement.
Oui et il y a un risque que ces revendications puissent conduire à une aggravation de la crise politique. On assiste à un élargissement des revendications. Elles étaient essentiellement axées sur cette crise des ordures ménagères. Et au fur et à mesure, suite à des brutalités dans la répression de ces manifestations, on voit la foule grandir, on voit de nouvelles revendications, on voit en quelque sorte une coalition de tous les mécontentements, avec de nouveaux mots d’ordre appelant à faire chuter le régime, à changer le régime politique lui-même. Et cela pourrait en effet favoriser certains agendas politiques de ceux qui souhaitent remettre à plat toute la formule libanaise et renégocier chacune des parts que doit avoir chacune des communautés au sein du parlement et au sein du gouvernement libanais. Nous sommes vraiment dans une période très délicate, où il y a beaucoup de revendications sociales et économiques très légitimes, mais qui risquent à tout instant d’être exploitées politiquement et de faire aboutir ce pays à une crise encore plus profonde que celle qu’elle ne traverse aujourd’hui.

Est-ce que l’on peut faire un parallèle entre ce qui se passe au Liban et les printemps arabes ?
Il y a en effet un état d’esprit qui rappelle celui de 2011 en Tunisie et en Égypte dans les premiers mois, quand les revendications économiques et sociales se passaient dans un contexte plutôt pacifique. Mais la situation libanaise est quelque peu différente. Il n’y a jamais eu au Liban d’État central, d’État tout puissant écrasant tout le monde. Ce dont souffrent les Libanais ce n’est pas tant d’une dictature mais de l’absence d’institutions solides, d’un État qui serait impartial, qui serait garant de la sécurité et de la prospérité de tous. Il y a un ras-le-bol contre la classe politique. Mais au Liban, il est impossible de faire tomber le système. Comme ailleurs tout simplement parce qu’il n’y a pas vraiment de système, que le pouvoir est extrêmement diffus, qu’il est divisé entre 4 ou 5 leaders communautaires qui ont tous des attaches à l’étranger. Et par conséquent, la comparaison avec les autres pays arabes trouve rapidement ses limites. Il y a une véritable spécificité libanaise, qui fait que la révolution est impossible et que les réformes sont extrêmement difficiles à mettre en œuvre.

A cette situation de blocage politique, il faut ajouter les accrochages qui se déroulent dans les camps palestiniens au sud du pays. C’est aussi lié à cette paralysie politique ?
En effet, la question des camps palestiniens s’est toujours posée avec une certaine vacuité et un risque d’accentuation du désordre. L’armée libanaise n’a pas accès aux camps palestiniens. Il y a également une montée en puissance des courants salafistes au sein même de ces camps. Et par conséquent, nous risquons d’arriver à un moment où les forces de sécurité libanaises qui sont situées à proximité des camps se trouveraient elles aussi débordées. Il y a une sur-extension de l’armée libanaise qui doit être présente sur plusieurs de terrains aux frontières du pays pour éviter toute éventuelle incursion de Daesh, au centre-ville de Beyrouth pour maintenir l’ordre quand il y a des manifestations. Et il faut également surveiller de près les alentours des camps palestiniens pour que les troubles éventuels qui y naitraient ne fassent pas tâche d’huile. Tout ça rend la situation particulièrement difficile pour une armée libanaise qui est l’une des rares institutions dans laquelle les Libanais se reconnaissent et qui est toujours une institution multiconfessionnelle, qui regroupe des soldats issus de toutes les communautés du pays.

Elle vous inquiète cette situation au Liban ?
C’est en effet inquiétant. Il était surprenant de voir ces dernières années le Liban, un pays connu pour sa fragilité, résister à la crise syrienne. Il y avait même une certaine joie de vivre au Liban qui semblait avoir disparu de tous les autres pays de la région. Et on risque aujourd’hui en effet de voir le Liban basculer, non pas comme dans les autres pays parce qu’il y a un trop plein de pouvoir arbitraire et de dictature, mais parce qu’il n’y a pas un minimum d’état juste et impartial susceptible d’assurer la sécurité de tous et de faire fonctionner les institutions.
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