ANALYSES

La défense européenne : « le statu quo met en danger nos intérêts nationaux »

Tribune
5 juin 2015
Les questions de défense seront abordées lors du Conseil européen qui se tiendra les 25 et 26 juin prochains. Depuis le traité de Lisbonne, seule une rencontre avait eu lieu en décembre 2013 sur ces questions. Comment expliquer ce manque de dynamisme ?

Il est vrai que la dernière rencontre des chefs d’État et de gouvernement consacrée principalement à ce sujet avant décembre 2013 s’était tenue en 2008. Cela est à la fois parfaitement dommageable et parfaitement légitime. Dommageable, car il est difficile de faire avancer les questions de défense sans une impulsion au plus haut niveau politique européen. La défense, domaine régalien par excellence, est marquée par les inerties, les intérêts constitués et les chasses gardées de toute nature. C’est aussi tout un tissu économique et des industries nationales. Ce sont là des choses que les ministres de la Défense eux-mêmes peuvent difficilement faire avancer au niveau européen. D’ailleurs, à la différence des ministres des Affaires étrangères, ils ne disposent pas même d’un format propre à Bruxelles. Ce ne sont pas non plus des états-majors nationaux que viendront les ruptures nécessaires. Et lorsque, comme avec la fusion BAE/EADS en 2012, c’est l’industrie qui veut créer la rupture nécessaire à la survie de l’industrie de défense européenne dans un marché de plus en plus concurrentiel, le politique l’en empêche. Il y a un paradoxe structurel à l’œuvre ici : les seuls qui puissent véritablement faire bouger les lignes sont aussi ceux qui ne sont pas disponibles pour ce faire ou n’y sont pas particulièrement enclins.
Parfaitement légitime aussi, car c’est le propre d’une démocratie qui fonctionne que de répondre aux attentes à court-terme de ses citoyens. Les chefs d’État sont comptables de ces attentes, qui sont d’ordre économique et social avant tout, a fortiori en période de crise. C’est sur la question du chômage et de la croissance qu’ils sont attendus au tournant, et qu’ils seront jugés par les urnes. On peut le regretter, comme ont tendance à le faire la plupart des commentateurs des questions de défense, qui déplorent que le sujet soit devenu périphérique, mais il y a là quelque chose de parfaitement naturel. L’ennui, c’est lorsque la gestion de ces attentes à court-terme met à mal les outils dont nous disposons pour influer sur les choses à long terme. Continuer à faire vingt-huit fois la même chose en Europe en matière de défense, c’est en fait mettre en danger nos intérêts nationaux car cela nous empêche d’investir dans les capacités modernes nécessaires. Le statu quo deviendra un problème à court terme lorsque nous n’aurons plus les moyens de maintenir des armées cohérentes au niveau national. Plus cette prise de conscience tardera, plus le prix à payer sera élevé au niveau des viviers de compétences nationaux, des sous-traitants de l’industrie de défense, du maintien en condition des armées et de la cohérence de nos outils de défense.

A l’occasion de ce Conseil européen, les questions de défense ne risquent-elles pas d’être évincées des discussions par d’autres plus immédiates, comme celles du « Grexit » ou du « Brexit » ?

Elles risquent en effet d’être réduites à la portion congrue, bousculées par les questions du
« Grexit », du « Brexit » et des crises en Méditerranée. Là encore, cela est à la fois dommage et parfaitement légitime. Que les chefs d’État et de gouvernement débattent des questions de défense leur permet de s’approprier le sujet et de s’inquiéter des enjeux qu’il pose à long terme. Cela permet de faire le suivi des progrès accomplis depuis décembre 2013, de demander des résultats : l’absence d’avancées véritables leur pose alors un problème de crédibilité.
En même temps, pour les raisons déjà citées, il est difficile d’imaginer qu’un Conseil européen puisse se dérouler sans qu’il ne soit bousculé par les questions d’actualité, et les crises qui préoccupent les citoyens, et par ricochet naturel les chefs d’État. Le sommet de décembre 2013 n’avait pas fait exception à la règle, et avait pourtant accouché d’un agenda relativement ambitieux. Au-delà de la discussion entre chefs d’État elle-même, l’important est qu’ils donnent mandat pour continuer ces travaux. C’est cette impulsion politique au plus haut niveau qui permet de faire travailler tout le monde en aval. Il est douteux cependant que cette impulsion aille au-delà de la gestion des affaires courantes. Il n’y aura pas de rupture.

Il est finalement difficile de concevoir une Europe de la défense sans véritable vision stratégique commune. A défaut de concilier les intérêts des vingt-huit États membres de l’UE, faudrait-il selon vous abandonner l’idée d’une Europe intégrée en matière de défense ?

Il faut discuter, débattre, et échanger le plus possible. Il n’y a que de cette façon que l’on pourra ébaucher une ambition et des priorités communes reposant sur des intérêts communs aux Européens. Si cette approche n’accouche que d’un chapelet d’intérêts nationaux, et ne résout à proposer que leur plus petit dénominateur commun, cela ne présente pas d’intérêt et pas de plus-value. Alors effectivement, il faut envisager une approche à plusieurs vitesses. A la condition que ceux qui ne souhaitent pas avancer ne puissent pas empêcher les autres d’avancer. Le traité de Lisbonne a donné les outils aux États pour ce faire, cela s’appelle la coopération renforcée, l’article 44, ou la coopération structurée permanente. Il suffit de les appliquer. Mais en a-t-on échangé au point de comprendre et d’accepter les ressentis et les perceptions des uns et des autres sur ce sujet, pour essayer d’avancer ensemble ? Je n’en suis pas sûr.
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