ANALYSES

Asie centrale : la menace des néo-Taliban

Tribune
21 mai 2015
Les Taliban avaient promis leur « offensive de printemps » pour le 24 avril. En réalité, cette dernière a commencé dès le mois de mars, à un endroit où on ne l’attendait pas : le Nord de l’Afghanistan, seuil à majorité tadjiko-ouzbèke de l’Asie centrale, relativement épargné par la guerre jusqu’ici.

Est-ce l’indication d’un intérêt du mouvement insurrectionnel pour les islamistes centre-asiatiques qui, parfois, appellent son intervention ? L’état d’esprit des rebelles n’est pas si simple. Il apparaît en effet que les Taliban afghans seraient plutôt enclins à restreindre leur action à l’Afghanistan même, voire à négocier avec le gouvernement de Kaboul, « mais que les insurgés étrangers présents à leur côté ne leur permettront pas de participer aux négociations de paix » [1]. La forte connexion entre révoltés et trafic de drogues incite également à la projection du conflit vers l’Asie centrale.

Les néo-Taliban

Depuis 2013, l’arrivée de guérilleros étrangers dans les provinces du Nord, via le Nouristan et la Kunar, avait été remarquée, notamment du fait d’accrochages meurtriers avec les Gouvernementaux au Badakhshan. Le 19 mars 2015, nous avions signalé que « les islamistes du MIO (Mouvement islamique d’Ouzbékistan qui a fait allégeance à Daech), disposent dans le Badakhshan de près de 1000 guérilleros prêts à s’infiltrer vers le Ferghana, et de 2500 sur les confins turkmènes menaçant le gisement de gaz de Galkynych ». [2]

Ces premiers « étrangers » ont été renforcés, ces derniers mois, par différents groupes islamistes arrivés avec leur encadrement et, parfois, leurs familles « qui s’impliquent dans la propagande, la fabrication des explosifs et la préparation au combat » [3]. Taliban pakistanais du TTP (Tehreek-e-Taliban Pakistan), Ouzbeks, Tadjiks, Kazakhs, Ouighours, Turkmènes, de l’Asie centrale, mais aussi Arabes et Tchétchènes, ils seraient aujourd’hui plus de 5000 à s’adjoindre au noyau insurrectionnel originel composé de Pachtouns locaux, de trafiquants nord-afghans, mais aussi de Tadjiks : les « étrangers » apportent leur soutien mais aussi essayent, par la force s’il le faut, d’influencer les Taliban en imposant leur orientation et leurs méthodes, plus proches de l’Émirat islamique ou d’Al-Qaïda que des réalités afghanes [4]. Ainsi en est-il allé, semble-t-il, au Badakhshan où quelques escarmouches ont dénoté une résistance initiale aux arrivants.

D’où viennent-ils ? Selon Nourulhaq Ulumi, ministre de l’Intérieur afghan, « l’opération militaire pakistanaise dans la zone tribale du Waziristan a forcé les rebelles à se replier en Afghanistan. Ces derniers tentent maintenant de déplacer la guerre depuis le Sud du pays vers le Nord, ce qui représente une nouvelle pression pour les forces afghanes dans les régions septentrionales » [5]. En fait, la hiérarchie talibane semble avoir préféré éloigner ces redoutables trublions vers le Nord-afghan dans l’espoir de s’en débarrasser en direction de l’Asie centrale…

Les étrangers ou néo-Taliban, pour l’instant à peu près acceptés par les résistants locaux, se sont répartis dans les localités peu accessibles, voire les massifs montagneux [6] de l’intérieur des provinces, mais aussi à proximité du Pyandj (haut cours de l’Amou-Darya) et dans les régions les plus névralgiques : Badakhshan et Koundouz. Ils y font face aux routes tadjikes remontant vers Douchanbé et Bichkek (M 41) qui correspondent aux grands axes du trafic de drogue qu’il s’agit de maintenir. Ils sont aussi présents et actifs dans le Bagdis et surtout le Faryab, face aux gisements de gaz turkmènes et le long d’un autre circuit de la drogue. Un parlementaire de la région n’a-t-il pas déclaré, le 14 avril, au ministre de l’Intérieur : « Je tiens à vous dire que la province du Faryab n’est pas dans vos mains. 80% de son territoire est sous le contrôle des Taliban ». [7]
Fait totalement nouveau : toutes les autres provinces du Nord sans exception connaissent la présence de Taliban : des opérations de contre-insurrection y ont été menées en réponse aux actions terroristes de tout genre qui se sont multipliées de toutes parts ces derniers temps.

La nouvelle insurrection : un état de guerre d’un bord à l’autre du Nord-afghan

Le front ouest face au Turkménistan

Le 2 février, dans la province de Faryab, près de 1000 familles ont fui leurs maisons après qu’un civil a été tué et vingt autres blessés lors d’affrontements en cours dans le district de Qaisar. Trois villages de ce district tombent aux mains des insurgés le 9 avril « après d’intenses combats ». La province de Faryab et celle de Bagdis constituent sur la frontière turkmène un foyer d’agitation quasi permanent entretenu par les 2500 néo-Taliban qui y sont déployés à une centaine de kilomètres seulement du deuxième gisement gazier au monde, celui de Galkynych, approvisionnant notamment la Chine.

Le front central de Koundouz face au Tadjikistan du Sud et l’Ouzbékistan

Dès le 2 février, le gouverneur de la province de Koundouz, l’un des grands nœuds stratégiques de l’Asie centrale, a demandé que les militaires affrontent la présence d’éléments de Daech dans sa province. Le 14 mars, effectivement, l’armée afghane déploie à Koundouz une unité de 1000 hommes « destinés à opérer de nuit » : cela signifie qu’elle est composée de troupes spéciales suivies par les conseillers américains. La conjoncture n’en empire pas moins au point que le gouverneur menace, le 30 mars, de démissionner.
Le 27 avril, après un pourrissement de la situation, « de violents affrontements entre forces afghanes et Taliban font plus de trente morts autour de Koundouz et les insurgés menacent la capitale provinciale. A la suite de ces affrontements, plus de 1.800 familles se déplacent vers la ville de Koundouz » [8]. Le même jour, le chef du district d’Imam Sahib (au sud du Pyandj face à la frontière tadjike) annonce qu’il a perdu le contact avec 500 policiers engagés contre les Taliban.
2000 soldats afghans supplémentaires sont immédiatement déployés. L’armée de l’Air afghane apporte son soutien et l’aviation américaine intervient le 29 avril.
Ces violentes hostilités ont fait 154 victimes – dont trente étrangers – et 134 blessés parmi les rebelles, rien que dans la région de Koundouz. Dans ce premier combat d’envergure, l’Armée nationale afghane semble avoir bien tenu face aux Taliban.
Suivies d’une fragile rémission, ces opérations marquent certainement une pointe d’effort de la part des révoltés puisqu’elles s’étendent aussi aux provinces de Bagdis, Faryab, Djaozdjan, Balkh et surtout Badakhshan.

Le front oriental du Badakhshan face au Gorno-Badakhshan tadjik… et à la Chine

Les combats dans le Badakhshan ont aussi culminé fin avril mais ont été précédés par une action particulièrement violente, dès le 10 avril, à l’intérieur de la province. Près de 500 Taliban attaquent alors les postes militaires du district de Djourm, en conquérant une vingtaine. Trente-trois soldats afghans sont tués, quatorze pris en otage dont deux décapités. Vingt-sept insurgés, dont huit néo-Taliban, parmi lesquels sept seraient tadjiks, succombent.
Les combats reprennent le 27 avril et font dix-sept victimes parmi les Taliban, dont des étrangers. Mais la péripétie essentielle ce jour là concerne Ahmad Zia Massoud, frère cadet de feu Ahmad Shah Massoud et conseiller spécial du président Ghani : « Il échappe de justesse à une attaque à la roquette alors qu’il était en visite dans le district de Barak pour examiner la situation » [9].
Une prise de contrôle dans le Badakhshan (ou Pamir afghan) pourrait permettre aux Taliban de s’infiltrer dans le Pamir tadjik et le Wakhan, zones hautement stratégiques jouxtant la Chine. Elle leur donnerait aussi, outre des aéroports, le contrôle de l’amorce tadjike de l’axe M41 vers Och et le Ferghana, route importante, sinon essentielle du trafic de drogue.

La marge de manœuvre des néo-Taliban

L’énigme principale est de savoir si les « étrangers » néo-Taliban continueront de s’entendre peu ou prou avec les Taliban pachtouns, voire ouzbeks ou tadjiks qui combattent à leur côté. La communauté d’ethnies [10] et de religion (sunnisme rigoriste) aboutira peut-être à ce résultat.

Le trafic de drogue mené en commun pourrait aussi favoriser la cohésion. Les trafiquants ont besoin aussi bien d’une sécurisation des cultures que celle de la traversée du Pyandj et des itinéraires, notamment sur le territoire tadjik. Une guerre peut favoriser cette sécurisation mais aussi la compromettre, au moins dans un premier temps.

De l’autre côté du Pyandj-Amou Darya, les sympathisants des Taliban et néo-Taliban ne manquent pas, en particulier dans la jeunesse : ils sont surtout trafiquants au Turkménistan et Gorno-Badakhshan tadjik, plutôt religieux extrémistes et islamistes au Tadjikistan, Ouzbékistan, Kyrgyzstan, voire Kazakhstan du Sud et de l’Ouest. Leur aide à des guérilleros peut être considérable. Le recrutement de jeunes gens dans le cadre ou non d’une guerre civile semble assuré au Tadjikistan, Kyrgyzstan du Sud, Ferghana ouzbek et dans la région de Tchimkent, Tarass et Turkestan au Kazakhstan [11].

Avec le Turkestan oriental, ou Xinjiang, les filières terrestres sont beaucoup plus malaisées à installer, mais existent. Certaines, parfois liées à un trafic de drogues, transitent par le Wakhan, le Pamir, la vallée de Garm, le Nord-Pakistan, voire le Cachemire. Elles sont surveillées, notamment dans le Wakhan, par des postes militaires chinois installés sur le territoire tadjik. Il ne fait aucun doute qu’un début de guérilla islamique au Turkestan occidental (ex-soviétique) aurait un énorme retentissement au Turkestan oriental (Xinjiang), région turque la plus mûre avec le Tadjikistan indo-iranien pour une subversion islamiste. Mais le souvenir de la guerre civile sera un frein au Tadjikistan, tout comme l’isolement géographique en sera un autre au Xinjiang.

Néo-Taliban, voire Taliban, trafiquants et combattants de tout acabit auront de toute façon affaire à très forte partie au Nord de la frontière du Pyandj : la 201ème base militaire russe et ses 6000 soldats peut s’y déployer en 24 heures avec ses chars, canons et blindés, et mener une guerre classique [12]. Les gardes-frontières et l’armée tadjike sont en progrès mais ont des capacités moindres. En fait, comme c’est le cas actuellement dans le Donbass, une résistance expérimentée et assez solide pourrait surgir de toute l’ex-URSS de la part des afghantsi, anciens interventionnistes soviétiques en Afghanistan, adversaires redoutables, voici trente ans, des Moudjahidines… Par ailleurs, dans toute l’Asie centrale ex-soviétique, les apparatchiki (gens d’appareil), qui appartiennent surtout à une classe moyenne en plein essor proche de la civilisation russe, devraient organiser une riposte s’ils ne veulent pas perdre par une guerre civile leur mode de vie et les avantages acquis.

Mais le glissement possible vers une guerre islamique de toute l’Asie centrale ou d’une de ses parties nécessite une étincelle, le début d’un processus de désintégration. Ce pourrait être un problème de succession dû à l’effacement des vieux présidents Nazarbaev ou Karimov, une partition (celle du Sud) au Kyrgyzstan ou, tout simplement, une subversion narco-islamiste agencée par les néo-Taliban à partir du Nord afghan en direction du Tadjikistan, voire du Ferghana ouzbek, du Sud kyrgyz ou kazakh. Nous avions insisté en
2014 [13] sur l’importance à l’avenir pour l’Asie centrale de l’islam mafieux : le voici prêt à agir !

 

Carte cagnat 600px

[1] Bulletin mensuel du CEREDAF n°328, 12/5/2015, p. 2. C’est le point de vue du Haut Conseil pour la paix du Badakhshan directement confronté aux Taliban.
[2] René Cagnat et Sergheï Massaoulov, « Entre Etats-Unis, Chine et Russie, l’enjeu eurasien », Observatoire stratégique de l’espace post-soviétique, IRIS, p.7. Galkynych, gisement de gaz turkmène, est le deuxième en importance au monde (voir ci-après p. 5).
[3] Bulletin du CEREDAF n° 328, p.9 (Tolo News 28/4). Ces groupes appartiennent à des mouvances très diverses ou djamoat ; citons les principales : outre le MIO ouzbek lié au Mouvement islamiste du Turkestan (surtout ouighour), le Djamoat Ansarullokh, surtout tadjik, le mouvement Salafia, le Djamoat Tablig et même le groupe Taliban, etc.
[4] Ibid, p. 2 (Pajhwok Afghan News 20/4).
[5] Ibid, p.6 (Khaama Press 14/04).
[6] On signale, le 30 avril, une opération dans la montagne Alborz de la province jusqu’ici assez calme de Balkh : une centaine de guérilleros s’y seraient réfugiés. (Tolo News, 30/4).
[7] RFELRL du 15/4
[8] Reuters 27/4.
[9] Bulletin du CEREDAF n° 328, p.8 (Khaama press, 27/4).
[10] Les « étrangers » ouzbeks, tadjiks, kirghizes, turkmènes, kazakhs, venus d’Asie centrale ont beaucoup en commun avec les représentants de ces nationalités, installés depuis des lustres en Afghanistan du Nord.
[11] Dans l’Emirat islamique combattraient actuellement 300 Tadjiks, 300 Kyrgyzs, 400 Ouzbeks et Ouighours, 200 Kazakhs, des Ouighours, Turkmènes et Caucasiens en nombre indéfini.
[12] L’effectif de cette grande unité – la plus importante implantation russe à l’étranger – en cours de modernisation pourrait atteindre 9 000 hommes en 2020.
[13] « Entre Chine, Russie et Islam, où va l’Asie centrale? », Diploweb, mai 2014.
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