ANALYSES

Expo universelle, G20 et COP21 : l’agriculture comme thème central dans l’agenda stratégique international

Interview
11 mai 2015
Le point de vue de Sébastien Abis
En quoi l’année 2015 est-elle particulière pour les questions agricoles et alimentaires ?
L’agriculture n’est pas un sujet conjoncturel. Loin de là ! Je le dis d’entrée car c’est une évidence pour certains, un rappel pour d’autres. Il n’y a pas une année pour l’agriculture, mais un impératif alimentaire en tout temps et en tout lieu. C’est vieux comme le monde et cette histoire n’est pas prête de se finir. Il faut se nourrir pour vivre et il faut donc produire en agriculture pour assurer la sécurité alimentaire du plus grand nombre de personnes. Or démographiquement, la planète est en croissance continue. Des tensions fréquentes existent dans ce secteur vital puisqu’il arrive que l’offre ne corresponde pas à la demande, provoquant un emballement des prix, que d’autres facteurs peuvent accentuer ou par ailleurs déclencher, comme les accidents climatiques, les problèmes logistiques et bien évidemment les conflits. Guerre, pauvreté et faim sont malheureusement liées.
Aux yeux de l’opinion publique et des non-initiés, il est certain que la crise alimentaire de 2008 aura été un marqueur de cette centralité agricole dans les affaires stratégiques mondiales. Ce fut un tournant puisqu’une attention accrue s’est véritablement porté sur l’agriculture depuis. Il faut d’ailleurs au passage indiquer que l’indice moyen des prix des denrées alimentaires de base, proposé mensuellement par la FAO, n’est toujours pas redescendu en dessous de ses niveaux d’avant crise alimentaire 2008. Le monde se situe dans une séquence particulièrement fragile, quand bien même un repli des prix est enregistré ces derniers mois. Ce repli ne doit pas masquer des enjeux immenses, qui sont structurels, et que l’on résumera ainsi pour faire court : comment produire plus (pour répondre aux besoins humains, animaliers, énergétiques et industriels) mais mieux (pour préserver davantage l’environnement et cesser de commettre certains excès) avec moins de ressources (rareté de l’eau et des sols, financements, etc.).

Mais 2015 est tout de même une année spéciale non ?
En effet, sans être « l’année » de l’agriculture, 2015 n’en reste toutefois pas moins une année chargée en événements mondiaux où la problématique de la sécurité alimentaire sera mise en exergue. La 21ème conférence des parties sur le changement climatique (COP21) se tiendra à Paris en décembre 2015. Ouverte de mai à octobre, l’Exposition universelle de Milan, intitulée « Nourrir la planète. Une énergie pour la vie », représente un autre moment fort de l’année 2015. Le 7ème forum mondial de l’eau, organisé du 12 au 17 avril dernier en Corée du Sud, s’est longuement attardé sur les défis hydriques et l’irrigation. De même, l’année internationale des sols lancée par les Nations Unies en 2015 met en exergue le rôle essentiel de l’agriculture dans la conservation des sols et du foncier agricole dans les politiques de développement. Dans le cadre du G20, la Turquie, présidant le Forum en 2015, a également placé l’agriculture dans ses priorités. Une ministérielle vient de se tenir à ce sujet à Istanbul, le 8 mai dernier.
Les questions liées aux ressources naturelles, aux dérèglements climatiques, à la production agricole, à la croissance inclusive (sociale et territoriale) et à la sécurité alimentaire (socle indispensable à la sécurité humaine) se trouvent donc au cœur d’une année 2015 riche en événements, qui se veut celle des solutions pour un développement plus durable. Incontestablement, ces rendez-vous internationaux positionnent les enjeux agricoles, alimentaires et ruraux au centre de l’attention politique et médiatique. Mais également au cœur des Objectifs de développement durable (ODD) qui seront instaurés dans le cadre du nouvel agenda global du développement post-2015. Celui-ci sera adopté en septembre lors de l’Assemblée générale annuelle des Nations-Unies et constituera une des principales matrices de la coopération internationale pour les quinze prochaines années, comme le fut l’agenda du Millénaire entre 2000 et 2015.

Comment expliquer ce choix thématique sur l’agriculture pour l’Exposition universelle de Milan ?
Les Italiens sont très attachés à l’agriculture et à l’alimentation, et l’Italie est sans cesse soucieuse à bien considérer ces questions dans l’agenda de la coopération internationale. Dans sa propre politique étrangère, les questions agricoles sont d’ailleurs centrales. En présentant en octobre 2006 sa candidature pour l’organisation de l’Exposition universelle en 2015 dans la ville de Milan, le gouvernement italien et les autorités de cette grande ville de Lombardie avaient vu juste sur le plan thématique. En mars 2008, quand le vote final s’est déroulé au Bureau international des Expositions (BIE) pour l’attribution du choix de la ville organisatrice, nous étions en pleine crise alimentaire mondiale ! Cela détermina sans aucun doute pour beaucoup le choix du dossier de Milan intitulé « Nourrir la planète. Une énergie pour la vie ».
Cette Exposition vient de s’ouvrir le 1er mai. Pendant six mois, Milan sera en quelque sorte la capitale mondiale des agricultures du monde et des systèmes alimentaires les plus variés. L’accent est mis sur les pratiques innovantes et les solutions locales adoptées dans les pays et leurs territoires. Milan, capitale traditionnelle de la haute-couture, propose donc la sécurité alimentaire comme sujet à la mode. Mais une mode qui se doit d’être permanente, et en aucun cas passagère. Voilà le message principal de Milan avec cette Exposition. Tournée vers les enjeux d’un développement agricole et alimentaire plus durable et responsable, elle constitue un lieu privilégié de rencontres, de découvertes et de débats, à la fois pour le grand public mais également les décideurs et les scientifiques. Les autorités italiennes se sont beaucoup mobilisées ces derniers mois pour faire de ce Forum à ciel ouvert un grand succès qui puisse apporter des résultats dans la durée en termes de coopération et de diplomatie agricoles mondiales. Outre l’influence de l’Italie dans ce domaine et les retombées économiques locales qu’il ne faut pas déconsidérer avec l’afflux de visiteurs, c’est un pari politique qui est fait avec cette Exposition : comme tant d’autres par le passé, elle vise à léguer des éléments dans la durée. Une charte sera adoptée pour la sécurité alimentaire mondiale, certains pavillons seront utiles par-delà la période de six mois, un Centre de connaissances sera constitué, les meilleures innovations seront primées et partagées. Beaucoup de pays ont leur propre pavillon. Une Exposition, c’est aussi l’expression d’identités nationales et donc des spécificités et des atouts de chacun vis-à-vis des autres. En cela, il est intéressant d’observer sur quels thèmes les accents ont été mis pour chaque pavillon, afin d’obtenir une cartographie des différents modes de représentation actuels de l’agriculture et de l’alimentation par les États de la planète. Coopération donc, mais aussi concurrences indirectes à travers cet événement, car en agriculture, des modèles de développement s’opposent, des visions différentes existent et des stratégies de puissance s’expriment. Il ne faut pas le nier. A Milan, ce sont aussi des jeux de pouvoir qui rythmeront six mois d’Exposition. Plusieurs décideurs s’y retrouveront. Avec plaisir, mais surtout pour négocier et faire avancer des positions. Pour les responsables agricoles du monde, ne pas aller à Milan serait préjudiciable. Rares sont les occasions de voir autant de personnes et de découvrir autant de connaissances en un lieu unique.

Quels sont les principaux enseignements à tirer de la deuxième réunion des ministres de l’Agriculture du G20, tenue à Istanbul le 8 mai ?
D’abord, soulignons que la Turquie préside, après l’Australie et avant la Chine, le G20 en cette année 2015. Créé en 1999, ce Forum connut une véritable impulsion en 2008 pour tenter de résoudre la crise financière internationale et d’esquisser une nouvelle gouvernance mondiale en ce sens. Les matières premières agricoles ont été au cœur de ces travaux, et notamment quand la France avait la présidence du G20 en 2011. La réunion, en juin 2011, à Paris, des ministres de l’Agriculture du G20, fut jugée comme une réussite. Ce forum des vingt économies les plus puissantes de la planète représentent 80% de la production agricole mondiale actuelle. Un Système d’information sur les marchés agricoles (Agricultural Markets Information System, AMIS) avait été lancé pour encourager le partage de données, optimiser les systèmes d’information existants, permettre une meilleure compréhension partagée de l’évolution des prix alimentaires (notamment des céréales) et favoriser le dialogue politique. Pour cette seconde réunion ministérielle sur l’agriculture du G20, la Turquie, grande nation agricole (sur le plan productif et commercial), s’est attelée à poursuivre dans la direction entreprise depuis 2011, tout en concentrant les discussions sur la durabilité des systèmes alimentaires, avec le défi de la lutte contre les pertes et gaspillages de produits agricoles au premier plan. Une plate-forme internationale sera prochainement instituée pour mieux traiter cette problématique et améliorer les dispositifs pour y faire face. Rappelons que selon la FAO, un tiers environ de la production d’aliments dans le monde serait perdue ou gaspillée, faute de conditions techniques et logistiques adéquates en post-récoltes ou de comportements insuffisamment responsables dans la distribution et lors des consommations individuelles. Réduire les gaspillages constitue donc un vrai levier pour réduire les insécurités alimentaires mondiales et renforcer le pouvoir économique des individus. En outre, à Istanbul, les ministres et les chefs des organisations internationales participants (FAO, Banque mondiale, OCDE, PAM, IFAD, IFPRI, CIHEAM) ont insisté dans leur déclaration sur l’importance de parler désormais de « sécurité alimentaire et nutritionnelle », appelant à des approches davantage intégrées entre politiques de développement agricole et celles menées en matière de santé-nutrition. Si le communiqué final adopté reste assez classique et peu novateur, il n’en fut pas moins adopté à l’unanimité grâce aux efforts payants de la présidence turque et de son ministre de l’agriculture, M. Eker. Pivot géopolitique du globe pour de nombreuses raisons, la Turquie joue de plus en plus un rôle central dans les échanges agricoles mondiaux et les débats sur la sécurité alimentaire. Dans l’expression de sa diplomatie, l’agriculture représente donc une force majeure.
Ayant eu la chance d’assister à la réunion à Istanbul, au sein de la délégation du CIHEAM, je termine en disant à quel point fut intéressante l’observation évidente faite à l’écoute des discours des différents ministres. Rapides, ils n’en ont pas moins révélé de profondes divergences d’approches quand il s’agit d’exprimer la vision du pays vis-à-vis de la sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale. Ainsi donc certains ont mis l’accent sur l’importance du commerce (Australie, Chine, Canada, Etats-Unis), des infrastructures et de la logistique (Inde, Arabie Saoudite, Brésil, Suède, Turquie), des investissements en agriculture (Chine, Royaume-Uni), des progrès de la recherche (Australie, Argentine, États-Unis) sur la qualité sanitaire des produits (Japon, Allemagne, Italie) ou encore sur la transparence des marchés (France, Afrique du Sud, Royaume-Uni), le climat (France, Inde, Mexique) et la contribution des femmes (Espagne, États-Unis).

Faut-il relier ces événements (Expo, G20) à la COP21 qui se tiendra à Paris en décembre 2015 ? Si oui, dans quelle mesure la France peut-elle apporter une contribution originale ?
Complément, et ce fut d’ailleurs l’un des points saillant dans le discours du ministre français Stéphane Le Foll prononcé lors de la réunion du G20. Il a appelé à saisir les opportunités offertes par cette séquence 2015 composée de l’Exposition à Milan, du G20 à Istanbul et de COP21 à Paris. « Sécurité alimentaire, lutte contre le réchauffement climatique et paix dans le monde sont intimement liées » a-t-il rappelé. Ces interdépendances sont d’ailleurs mises en exergue sur le site du Pavillon de la France à l’Exposition de Milan. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du Développement international, considère lui-même que l’agriculture doit trouver toute sa place dans le processus en cours des négociations sur le changement climatique, n’hésitant pas à indiquer qu’elle est source de solutions autant que victime des évolutions climatiques. À l’occasion du Forum de haut niveau sur l’agriculture et le changement climatique organisé à Paris le 20 février 2015, Laurent Fabius plaida ainsi pour une « agriculture climato-protectrice, c’est-à-dire protégeant la planète et nourrissant la population ». La France joue donc un rôle essentiel pour reclasser l’agriculture à sa juste valeur stratégique dans le cadre du débat climatique mondial. Elle le fait aussi dans le cadre du G20 et dans bien d’autres forums régionaux (notamment en Méditerranée et en Afrique), convaincue que les enjeux alimentaires y déterminent pour beaucoup la stabilité, le développement et la coopération entre les sociétés. Elle a aussi fait la promotion des solutions agro-écologiques dans ce contexte, les situant même comme pratiques incontournablesdésormais dans les champs de l’Hexagone depuis l’adoption en 2014 de la nouvelle Loi d’avenir agricole.
Cette préoccupation sur l’international et sur l’écologie doit s’accompagner par un soutien envers l’agriculture du pays qui continue à être compétitive. La puissance de la France ne peut pas uniquement être cantonnée à la diplomatie et à la coopération technique. L’exportation de produits agricoles stratégiques comme les céréales permet aussi de vitaliser l’économie française et de réduire le déficit commercial du pays. En agriculture, la France n’a pas perdu la bataille de la mondialisation, bien au contraire. Mais c’est vraiment maintenant qu’il faut agir stratégiquement pour éviter qu’un lent déclin ne s’opère silencieusement. Et grâce à la dialectique du « produire plus et produire mieux », la France peut contribuer à répondre aux besoins de la planète sur le plan alimentaire mais aussi sur le plan écologique. Performances diplomatiques, performances économiques et performances environnementales forment trois piliers d’une même stratégie : faire du développement de l’agriculture un moteur de la puissance responsable, et de l’influence durable de la France dans le monde.

 

Sébastien Abis  publiera en juin prochain « Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale » chez Armand Colin/IRIS.
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