ANALYSES

Le Somaliland : enjeux et pivots économiques de l’hinterland

Tribune
23 mars 2015
Par Sébastien Brouiller, ingénieur, diplômé d’IRIS Sup’ et de l’École de Management de Grenoble en Géoéconomie et Intelligence stratégique *
Le Somaliland est une région située au Nord de la Somalie, frontalière de l’Éthiopie et de Djibouti. Entrée en conflit avec le gouvernement central dans les années 1980, dont elle a été une cible prioritaire du général Siad Barre jusqu’à la chute du régime autoritaire et l’effondrement de l’Etat somalien à la fin des années 1980. Autoproclamée autonome et indépendante en mai 1993 après la conférence de 1991 des clans du Nord à Berbera, la région sécessionniste n’a cessée de s’employer à instaurer une effectivité de son territoire qui lui permette de réunir tous les éléments constitutifs d’un Etat, en vue d’une reconnaissance internationale. Une effectivité qui contraste avec le reste de la Somalie, pays failli en proie au chaos, aux luttes de clans, à la piraterie et au terrorisme international mais qui profite entre autre d’importants investissements turcs. Dans ce contexte, le corridor de Berbera-Jijiga peut-il représenter une alternative aux enjeux économiques qui se dessinent dans la Corne de l’Afrique? Avec quelle légitimité pour cette région autonome ? Les corridors de Djibouti et de Berbera-Jijiga dépendent des mêmes espaces d’influences, à savoir le monde de la Somalie, auxquels ils appartiennent, mais aussi et surtout de l’Éthiopie dont ils sont devenus les ports stratégiques depuis que l’Erythrée prive l’Éthiopie de ses anciens ports.

L’importance de la logistique en Afrique

L’Afrique est un continent qui compte environ un milliard d’habitants, avec une projection de deux milliards en 2050. Ses ressources naturelles sont considérables et le plus souvent monopolisées par des groupes occidentaux et chinois. Avec une croissance moyenne de 5,2% par an ces dix dernières années, il souffre d’un handicap majeur par son manque d’infrastructures. Cependant, 90% des marchandises exportées ou importées transitent par ces ports. Un atout stratégique que les investisseurs veulent acquérir en concession et développer, car détenir les ports c’est détenir le continent.

Le rapport économique 2011 sur l’Afrique [1] prévoit une croissance soutenue des économies africaines. Les facteurs la soutenant sont de bonnes politiques économiques, le renforcement du tourisme, plus d’activités dans le secteur des services, une augmentation des prix des matières premières et une demande accrue pour les exportations des économies émergentes. De nombreux pays africains en récoltent d’ores et déjà les fruits. L’essor de l’industrie de l’information et de la technologie constitue un facteur de relance des économies de nombreux pays, associé à une augmentation des investissements directs étrangers (IDE), en particulier dans les industries extractives. Le continent est encore loin d’atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement du fait de disparités importantes entre les régions et pays d’Afrique, principalement entre l’Afrique de l’Ouest (secteurs d’extractions lucratifs) et l’Afrique Orientale en proie à une instabilité importante. Le développement de corridors de transport de marchandises à travers les ports, la gestion des ressources communes en eau, l’amélioration de l’accès aux différents réseaux d’information et de télécommunication ainsi qu’une plus grande sécurité énergétique constituent les principaux vecteurs d’intégration de l’économie africaine.

L’Afrique bénéficie tant de l’investissement, du commerce et de l’aide, que des avantages macroéconomiques, politiques et stratégiques produits par les pays émergents représentant environ 40% de son commerce de marchandises, contre un peu plus de 20% dans la dernière décennie.

Le rapport économique précise que sans des politiques de développement nationales stables, l’optimisme actuel pourrait tourner court. Cela signifierait un nouvel appauvrissement des richesses naturelles du continent sans améliorations significatives des conditions de vie des populations africaines. C’est pourquoi, un des plus grands défis auxquels l’Afrique fait face est son manque d’infrastructures efficaces. « Notre plus grand besoin, et c’est une des choses qui freinent le commerce intra-africain, est l’investissement dans les infrastructures [2] ». Mais l’établissement de partenariats équitables et stables avec des investisseurs étrangers qui peuvent les financer et d’autres grands projets est également un enjeu crucial. L’incapacité de l’Afrique a résoudre ses problèmes actuels de transport se déplace sur le continent vers une crise du transport, selon le Dr George Banjo, spécialiste senior de la Banque mondiale du transport en Europe et en Asie Centrale: « Le secteur des transports en Afrique n’est pas en mesure de répondre aux demandes existantes, tandis que de nouvelles demandes avec des caractéristiques différentes émergent. […] Par conséquent, les utilisateurs du système de transport africain sont de moins en moins disposés à accepter le statu quo ». L’Afrique a importé plus de 14% du total du commerce agricole mondial au global. Les produits de commodités ont représenté près de 80% de toutes ses exportations, le pétrole représentant à lui seul près de 60% de ce total. La logistique est par conséquent un facteur essentiel de sa croissance.

Le poids grandissant de l’Éthiopie

La croissance de l’Éthiopie stimule la logistique régionale qui joue de son influence pour développer le port de Berbera au Somaliland en vue de concurrencer celui de Djibouti, et disposer d’une plateforme multimodale sécurisée. Celle de Mombasa est rendue difficile à cause des milices Shebab et de la piraterie maritime. Avec près de 90 millions d’habitants, l’Éthiopie est le deuxième pays d’Afrique le plus peuplé derrière le Nigeria. Beaucoup d’économistes considèrent cette donnée comme un atout à moyen et long terme pour l’Éthiopie, et ce particulièrement à l’heure où la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et la Commission de l’Union Africaine placent les politiques d’industrialisation des économies africaines au cœur de leur stratégie. L’économie éthiopienne a connu une décennie de fort développement avec un taux moyen de croissance du PIB de 10,6 % par an selon le gouvernement et d’environ 8 % selon le Fonds monétaire international (FMI). A ce rythme, son économie et sa population pourraient atteindre le niveau de pays à revenu moyen en 2025. En 2013, sa croissance économique a été la douzième plus importante dans le monde, et la quatrième en Afrique subsaharienne. Les échanges extérieurs du pays sont en hausse sensible à l’importation depuis plusieurs années mais restent très déséquilibrés (3 milliards de dollars d’exportation pour 10,7 milliards de dollars d’importation pour 2013). Son déficit commercial ressort à 7,5% du PIB et illustre la dépendance forte de son économie pour les biens transformés et les équipements. Une dépendance également aux infrastructures portuaires, puisqu’aujourd’hui, le seul accès à la mer sécurisé s’effectue à partir de Djibouti.

Le conflit avec l’Erythrée l’a d’avantage isolé, en la privant de ses accès directs à la mer à partir des ports d’Assab et de Massaoua autrefois internationaux, et devenus nationaux suite à la fermeture de la frontière avec l’Éthiopie en 1991 puis en 1998. Grâce à une raffinerie encore en activité, Assab est la porte d’entrée en hydrocarbures du nord de l’Éthiopie. Ce contexte géopolitique profite à Djibouti et pourrait faire les affaires du Somaliland.

On notera enfin, que le Sud Soudan, nouvel acteur régional, a initialisé deux projets de corridors, afin de se prémunir contre de nouvelles difficultés avec le Nord Soudan, l’un via le Kenya pour lequel un MoU [3] « Lamu Port and New Transport Corridor Development to Southern Sudan and Ethiopia » a été signé avec l’Éthiopie et le Kenya afin de développer un couloir relié au port de Lamu (Kenya) pour un montant estimé à plus de 20 milliards de dollars. Le second vers Djibouti via l’Éthiopie. Le port de Berbera pourrait alors être une alternative complémentaire à ce vaste projet d’envergure.

Quelles perspectives se dessinent ?

La région a relativement bien surmonté la crise économique mondiale avec une croissance de 5,8% en 2009. La croissance du PIB régional a été dopée par l’augmentation de la production de pétrole au Soudan, les exportations de minerais en Éthiopie et en Tanzanie, et les réformes menées dans la région. Le Kenya est devenu un carrefour commercial et un lien de transport vers le monde pour beaucoup de pays par sa plateforme multimodale de Mombasa. Le gouvernement éthiopien nourrit de grands espoirs dans sa croissance qui ferait émerger un accroissement du trafic portuaire régional. L’indépendance du Sud-Soudan introduit quant à lui un nouvel acteur dans la région qui pourrait se tourner vers Djibouti et l’Éthiopie pour exporter ses larges réserves de pétrole. Il se pourrait également que sous l’influence de l’Éthiopie, un corridor bis soit ouvert avec le Somaliland.

Les Etats africains devront stimuler la croissance économique par un commerce plus diversifié et capter une plus grande part du marché mondial des biens manufacturés et des produits finis. Ils devront ainsi démontrer aux investisseurs que les marchandises produites peuvent être obtenues de manière fiable et sécurisée. Le secteur maritime doit donc figurer en bonne place dans les plans de croissance économique. Aujourd’hui, 90% des mouvements commerciaux mondiaux se font sur les océans, et le trafic des conteneurs représente une part de plus en plus grande des expéditions maritimes. Cela signifie que pour stimuler leur croissance par le commerce mondial, ils devront attirer des logisticiens, y compris ceux spécialisés dans le transport maritime. Un défi important pour la région, du fait que certains des ports sont actuellement les moins efficaces au monde et ne peuvent pas accueillir des navires à fort tonnage.

Berbera : pivot stratégique ?

Port d’entrée du Somaliland, il occupe une place privilégiée sur la route de l’Éthiopie, mais ne dispose que d’infrastructures modestes. Son entretien est rendu difficile par la pauvreté du pays. A cela, s’ajoute la nécessité d’entretiens réguliers, ainsi que l’absence de passage des bateaux des grandes lignes internationales. La piraterie maritime ne favorise pas l’émergence des ports d’Afrique de l’Est, tout comme les nombreux conflits [4] qui affectent cette région depuis presque quarante ans maintenant, la rendant instable et peu encline à la reconstruction des ports. Dans des pays où l’économie émerge, l’entretien voire la restauration des ports occasionne un coût que les Etats ne peuvent supporter seuls, comme pour le port de Berbera. Ainsi, la qualité d’un port et de ses infrastructures en font un objet de classification selon le contexte géopolitique. L’intérêt du Groupe français Bolloré pour Berbera confirme son essor. Bien qu’il ne soit que le simple reflet du port de Djibouti, il présente une alternative stratégique et potentiellement intéressante puisque toute congestion de Djibouti implique un délai de trois à six mois pour l’économie de l’Éthiopie. D’autant que les taxes et les droits de douane djiboutiens ne diminueront pas de sitôt si le corridor de Djibouti s’ouvre vers celui du Sud-Soudan.

L’expansion du port de Berbera pourrait coûter plusieurs centaines de millions de dollars en fonction de la volonté et des projets ambitieux du gouvernement du Somaliland, d’en faire le deuxième port de la Corne de l’Afrique et le principal concurrent de Djibouti, capable d’accueillir les plus grands portes conteneurs au monde. Des travaux ont été lancés pour améliorer les routes et ressusciter le «corridor de Berbera». Relier le port aux pays limitrophes qui pourraient être intéressés par une alternative à Djibouti est une volonté politique d’autant plus affirmée que si l’Éthiopie utilisait davantage le port de Berbera, cela pourrait rééquilibrer l’économie régionale et les relations bilatérales. En réalité, l’Éthiopie y fait transiter déjà environ 20% de son commerce. Si le Sud-Soudan venait à utiliser ce corridor, cela ouvrirait de nouvelles perspectives au développement du port et attirerait les capitaux extérieurs. La dépendance de l’Éthiopie sur le corridor de Djibouti laisse le pays vulnérable aux fluctuations de sa relation avec son partenaire commercial, ce qui compromet sa capacité à gérer efficacement sa politique économique sur l’aspect logistique. L’Éthiopie est incitée par la Banque mondiale à développer des voies de transport jusqu’au Somaliland pour diversifier ses options logistiques, et faire jouer la concurrence.

Fer de lance économique du Somaliland, Berbera se positionne comme la plaque tournante du commerce arabo-africain. Près de 97% de ses exportations se font à destination du Yémen et de l’Arabie saoudite qui en absorbe à elle seule plus de 86%. Les marchés actuels d’exportation de bétail du Somaliland comprennent également la totalité des pays du Conseil de coopération du Golfe (GCC) et qui devraient croître d’environ 6% par an. D’autres marchés émergents sont prospectés comme ceux de l’Irak, la Libye, la Jordanie, la Turquie ou encore de la Malaisie. Une compétitivité et une croissance qui s’expliquent par la moindre qualité des animaux, plus maigre que la concurrence. Son économie pastorale masque le potentiel minéral du Somaliland qui a été insuffisamment exploré et incorrectement sondé. Depuis l’époque coloniale et postindépendance, le pays de la Somalie reste l’un des derniers qui offrira des opportunités. Cette exploration minérale était sporadique et a porté, dans une certaine mesure, sur les sous-sols cristallins. L’exploitation minière est le fait d’une activité artisanale et concerne principalement les minéraux non métalliques. L’insécurité et l’instabilité politique dans la région n’ont pas favorisé l’exploitation de son sous-sol qui dispose d’un immense potentiel et d’opportunités d’investissements. Reste que pour exploiter ces ressources, les différents acteurs gouvernementaux de la Somalie et du Somaliland doivent s‘entendre sur le développement de la filière industrielle, les infrastructures, la sécurité, et déployer des efforts de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent. Une mauvaise gestion de l’investissement risquerait de voir émerger une nouvelle source de conflit symétrique dans la corne de l’Afrique.

Un contexte géopolitique fragile et sensible

Le développement du corridor de Berbera est suspendu aux relations diplomatiques entre le Somaliland et l’Éthiopie. Bien que ne le reconnaissant pas, l’Éthiopie est le premier pays à avoir établi des relations diplomatiques avec le Somaliland. Cette non reconnaissance du Somaliland, s’inscrit dans une volonté de le rendre malléable et d’empêcher l’émergence d’une Somalie unie et renaissante qui poserait une menace à la sécurité à tout moment. Par ailleurs, l’Éthiopie vise à empêcher les forces d’opposition éthiopiennes soutenues par l’Erythrée à se livrer à différents types d’opérations transfrontalières, et va jusqu’à soutenir l’ennemi du Somaliland, le Puntland. Elle a le souci de ne pas être perçue comme une force de balkanisation de la Somalie, en particulier aux yeux de sa propre population somalienne importante, et fait donc tout pour éviter un conflit clanique sur son propre territoire. Le Somaliland comprend parfaitement que son sort sera influencé par la position de l’Éthiopie. De nombreux observateurs estiment que les deux pays n’ont pas été plus en avant dans le développement d’une relation bilatérale commerciale et d’investissement efficace. Beaucoup de commentateurs politiques affirment que les gouvernements successifs du Somaliland n’ont pas investi beaucoup de temps et fait suffisamment d’efforts dans la promotion et le développement du corridor de Berbera comme voie majeure pour les importations et les exportations de l’Éthiopie, et qui reste largement sous-utilisé par rapport à son potentiel. L’Éthiopie aurait tout à gagner en repensant sa stratégie politique et diplomatique envers le Somaliland. Ne serais-ce que pour avoir un allié stable jouissant d’une effectivité responsable, mais dont la sécurité reste l’un des problèmes les plus difficiles. C’est avec un Somaliland pacifié que leur frontière commune pourra être sécurisée. À cet égard, l’Éthiopie devrait reconsidérer la quête du Somaliland pour sa reconnaissance comme un programme essentiel et stratégique pour sa propre sécurité, bien que suspendue à la décision de l’Union Africaine.

Conclusion

Le Somaliland dispose d’atouts pour s’inscrire comme un pivot économique alternatif à Djibouti. Ses faiblesses, et plus généralement celles constatées en Afrique, sont le manque de capacité portuaire régionale. Développer le port de Berbera, c’est s’inscrire dans la stratégie long terme de développement économique du continent. L’Éthiopie ne saurait être vulnérable et tributaire du seul port de Djibouti sur le plan économique. Un partenariat public/privé, suggéré par la Banque mondiale, impulsé par le gouvernement à cette stratégie peut s’avérer très utile et fédératrice pour le développement de l’économie. Les autorités pourraient également procéder à une évaluation d’un corridor aérien de services de fret air/mer avec le Sud-Soudan et la région des Grands Lacs, en utilisant l’aéroport de Berbera. Il s’agit ainsi de développer une stratégie globale pour le secteur du transport afin d’identifier les potentiels de développement de l’économie nationale et d’intégrer les économies des pays voisins sur un horizon de quinze à vingt ans.
Dans ces conditions, le Somaliland pourra se positionner en pivot économique de l’hinterland avec comme toile de fond un renforcement habile de ses relations diplomatiques avec l’Éthiopie.

[1] http://www.uneca.org/sites/default/files/publications/era2011_fre-fin.pdf
[2] Son Excellence Yacoob Abba Omar, Ambassadeur d’Afrique du Sud aux Emirats Arabes Unis.
[3] Memorandum of understanding – MoU est un document décrivant un accord ou une convention bilatérale ou multilatérale entre ses parties. Il est une alternative plus formelle à un gentlemen’s agreement.
[4] Conflit entre l’Éthiopie et l’Erythrée (1974-1991 et 1998-2000) – Conflits au Mozambique (1975-1992) – Conflits en Somalie depuis 1988 – Tensions au Kenya (2007-2008) et au Zimbabwe (2008)

 

*Titulaire d’un diplôme d’ingénieur en Génie Électrique de l’Université de Bordeaux, Sébastien Brouiller a occupé diverses fonctions à responsabilités au sein d’un environnement international et multiculturel dans l’industrie des hautes technologies. Diplômé d’un Master 2 en Administration des Entreprises à l’IAE de Caen, il a été lauréat au prix français de la qualité et du Trophée du Développement Durable en 2011 sur l’ensemble des projets qu’il a conduit. Dépositaire d’un brevet industriel, son expertise tant technique que sur la gestion des organisations ont été les vecteurs de son engouement pour les enjeux de l’intelligence stratégique. Il est également diplômé d’IRIS Sup’ et de l’École de Management de Grenoble en Géoéconomie et Intelligence stratégique, où ses recherches l’ont conduit à s’intéresser aux opportunités stratégiques du Somaliland dans le cadre d’un mémoire, une région qu’il connaît par ailleurs pour avoir séjourné quelques années à Djibouti.
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