ANALYSES

Les fractures du monde

Presse
3 février 2015
La France unie et debout, devenue « capitale du monde », a connu des moments très forts de communion et de mobilisation lors des marches républicaines du 11 janvier contre les assassinats, le terrorisme, l’antisémitisme et l’atteinte à la liberté de la presse et au droit à l’humour, à la rébellion et à la dérision par des dessins. Les « contre-manifestations » et les émeutes très violentes notamment au Niger contre les caricatures du prophète, publiées dans Charlie Hebdo, en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient ne sont pas de même nature ni de même ampleur mais elles obligent toutefois à sortir d’une vision hexagonale.

Tout être civilisé a été ou devrait être évidemment scandalisé par la barbarie des tueries qui ont endeuillé la France et les condamner avec force. Le combat contre les identités et les idéologies meurtrières est central. En revanche, il importe de connaître et d’essayer de comprendre les motivations de ceux qui manifestent contre ce qu’ils considèrent comme un blasphème tout en étant instrumentalisés par des extrémismes. Nous vivons dans un monde caractérisé à la fois par de nombreuses fractures (sociales, intergénérationnelles, territoriales) et des replis identitaires et par une instantanéité de l’information et une mondialisation des images. La France, plurielle, est traversée par les tensions internationales (guerre d’Algérie, Palestine/Israël, conflits au Sahel et au Proche-Orient), tout en étant présente dans ces conflits. II s’agit de mettre en situation les représentations, les frustrations, les sentiments d’injustice et le refoulé notamment des jeunes des banlieues ou des rues africaines tout en comprenant les manipulations par des religieux et politiques.

Sous quelles conditions les devises républicaines, nées de la Révolution et de la philosophie des Lumières prennent-elles un sens universel aujourd’hui dans un monde où s’universalisent l’information et les images mais où se renforcent des fractures identitaires ?

La Liberté, notamment d’expression et d’opinion, est un droit fondamental qui a pour limite la liberté des autres. Dire que la liberté suppose des limites ce n’est pas la nier mais la définir. Cette liberté est encadrée par le droit français qui reconnaît le droit au blasphème et interdit l’incitation au crime ou à la haine. Par contre, la liberté des caricatures aujourd’hui mondialisée n’est pas encadrée par un droit international ou transnational. II est de la seule responsabilité des médias de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin.

La Fraternité renvoie au vivre ensemble, à la solidarité, à l’altruisme Elle suppose de respecter la dignité de l’autre, de ne pas l’humilier ou l’offenser. Elle implique que la lutte contre le djihadisme et le terrorisme s’appuie, certes sur la sécurité, mais également sur les forces politiques, religieuses et les faiseurs d’opinions qui se battent dans les pays du Sud pour la tolérance. La fraternité devient fragile dès lors que s’opposent des visions du monde entre ceux qui se réfèrent à la philosophie des Lumières face aux obscurantismes et ceux qui sont dans la frustration et perçoivent ces derniers comme des nantis, individualistes, matérialistes et dominants. Dans un monde globalisé, cette fraternité se pose à diverses échelles territoriales. Elle concerne la solidarité entre les banlieues et les beaux quartiers, mais également avec le monde islamique où le sacré et le religieux ne sont pas séparés du profane.

L’Egalité implique que les violences, notamment liées au djihadisme, soient traitées de manière égale au niveau de l’information et qu’un mort au Sud scandalise autant qu’un mort au Nord. Elle impliquerait que soient réduites les inégalités insupportables dans un monde financiarisé et que les citoyens du monde aient accès au même niveau de scolarisation et de connaissance, de capacité d’analyse, de savoir et de pouvoir. Or les enfants d’immigrés ont en France deux fois plus d’échecs scolaires que les autres Français et, en Afrique, la majorité des jeunes est mal ou peu scolarisée et sans perspectives d’insertion économique et sociale. La pauvreté, la vulnérabilité, les échecs scolaires, les exclusions et les réseaux d’information sont, dans le monde, le terreau du radicalisme le plus souvent religieux. La Liberté ne trouve sens que par rapport à la dignité de l’Autre et à la responsabilité à son égard. Les médias devraient prendre conscience des risques pris d’enflammer les foules et de déclencher, par des étincelles, non pas des lumières qui éclairent mais des incendies qui se propagent dans des sociétés où le religieux et le sacré ne sont pas différenciés du politique et où le religieux instrumentalisé par les pouvoirs est aussi le référent principal des « hommes oubliés de Dieu » (en référence à Albert Cossery).