ANALYSES

Cuba : pour Obama, « le vrai méchant, c’est l’État islamique »

Presse
18 janvier 2015
Jusqu’à présent, quelles étaient les conséquences de l’embargo pour les Cubains ?
Jean-Jacques Kourliandsky* : Il les soumettait à toutes sortes de contraintes. Par exemple, ils n’avaient pas accès au crédit international. Les banques devaient répondre à des critères très contraignants, notamment depuis la loi Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act de 1996, loi fédérale américaine qui renforçait l’embargo, NDLR). Elle pouvait les mener aux tribunaux aux États-Unis s’ils étaient soupçonnés d’activités de crédit à Cuba ou pour des acteurs ayant des activités à Cuba. C’est ce qui s’est passé avec la BNP ou, plus récemment, avec la Commerzbank. Les Cubains qui prenaient la nationalité américaine et avaient une activité hôtelière pouvaient aussi être accusés d’occuper des lieux qui ne leur appartenaient pas… La propriété des marques était aussi un problème, comme pour Pernod Ricard, attaqué aux États-Unis par Bacardi. De façon générale, l’embargo engendrait un surcoût pour toute l’économie cubaine. Par exemple, pour l’informatique, il fallait tirer des câbles spéciaux, etc. Ces difficultés ne permettent pas, à elles seules, d’expliquer les difficultés de l’économie cubaine, mais elles n’ont certainement pas aidé.

Le régime cubain a pourtant toujours avancé l’excuse de l’embargo pour les expliquer, quelles sont donc les vraies raisons ?
Ce sont celles de tout régime communiste. La primauté donnée à l’égalité sur la concurrence, avec des résultats paradoxaux. Les gens qui travaillent à des postes très basiques dans le tourisme gagnent davantage que des diplômés. J’ai rencontré un architecte qui gagnait plus en vendant des objets artisanaux sur un marché pour les touristes qu’en exerçant son activité. Les agriculteurs n’étaient pas incités à faire plus que leur journée de travail. Mais, depuis 2010, Raúl Castro s’est lancé dans des réformes à la chinoise, avec plus de flexibilité économique. Tous les Cubains ont plus de facilités à sortir de l’île et à y entrer, sans qu’on leur oppose des raisons administratives insolubles. Le seul obstacle qui reste est financier. Les marchés agricoles sont à nouveau autorisés. Le système de libreta (carnet de rationnement à utiliser dans les magasins d’État, NDLR) est sur le point d’être supprimé. Le capital étranger entre de plus en plus sur l’île, surtout dans le tourisme. Certains acteurs étaient restés, comme le groupe Accor, l’espagnol Sol Meliá, des groupes mexicains et canadiens. Mais les derniers arrivés sont les Chinois, qui projettent même la construction de hautes tours à La Havane.

Concrètement, que va changer la levée de l’embargo ?
Dans un premier temps, cela signifie l’établissement de relations diplomatiques, avec l’échange d’ambassadeurs. Cuba est autorisée à vivre sa vie, comme la Chine ou le Vietnam, dans une reconnaissance et une coexistence pacifiques. Le fait de ne pas l’avoir reconnue plus tôt a d’ailleurs été considéré par Obama comme un anachronisme. Cuba est également sortie de la liste des pays terroristes, ce qui était un autre anachronisme. Dès 1996, la CIA avait émis un communiqué disant que l’île ne représentait plus de danger. Cela fait longtemps que la guerre froide n’existe plus pour les Latinos-Américains. En 2009, lors de la réunion de l’OEA (Organisation des États américains, créée en 1948, NDLR), les pays membres avaient aussi voté la nécessité d’admettre Cuba. Et pour le prochain Sommet des Amériques, en 2015, Panama avait déjà fait savoir qu’il invitait Cuba. Obama était donc obligé de bouger. Car l’alternative qui s’offrait à lui, c’était soit de boycotter le sommet d’une organisation inventée par son pays, soit prendre le risque de croiser Raúl Castro dans un couloir et d’avoir à lui serrer la main. Il était obligé de bouger pour revenir en Amérique latine.

En attendant la levée de l’embargo, que va changer cette décision à la vie des Cubains ?
Dans l’immédiat, cela va fluidifier les relations des Cubains avec leurs parents aux États-Unis. Cela va leur permettre d’être invités par des organisations américaines, des associations, des églises… Comme le font les Brésiliens ou les Mexicains. Le handicap financier subsistera, mais, à la maison, ils auront de nouveaux clients, notamment liés au tourisme. Des Américains qui ne sont pas d’origine cubaine, certains attirés par de vieux souvenirs plus ou moins sulfureux, vont pouvoir aller à Cuba, cela représente des millions de touristes.

Globalement, peut-on dire que l’embargo a été un échec ?
Comme beaucoup d’embargos, il n’a pas permis d’atteindre l’objectif fixé, qui était de faire tomber Castro et le régime cubain. Cela menaçait également de coûter cher électoralement aux démocrates, raison pour laquelle Obama a réagi. La communauté cubaine aux États-Unis a évolué, les jeunes y sont nés et souhaitent connaître le pays de leurs parents. L’aversion s’estompe, surtout dans la mesure où le régime permet maintenant de faire des affaires. Ces jeunes sont bilingues et ils voudraient pouvoir utiliser leurs capacités. Quant aux anciens, le noyau dur le plus hostile, partis pour des raisons économiques, ils sont le plus souvent à la retraite. Beaucoup souhaiteraient la prendre à Cuba, pour démultiplier leur pouvoir d’achat, mais pour le moment c’est impossible : ils ne pourraient pas bénéficier de leur pension. L’opinion est en train de changer, d’autant qu’ils voient que la réconciliation s’est faite avec le Vietnam.

Traditionnellement, c’est pourtant la communauté cubaine de Floride qui était la plus opposée à la normalisation des rapports ?
Oui, et elle est le plus souvent affiliée au Parti républicain. Obama a analysé l’échec du Parti démocrate aux élections législatives de novembre par la perte de cet électorat. Il souhaite donc le récupérer, c’est visible depuis plusieurs mois. Il a régularisé les sans-papiers, ce qui profite aux Latinos-Américains et particulièrement aux Mexicains. Aujourd’hui, il y a Cuba, il y a aussi la prise de position sur les agissements de la police, qui s’adresse à l’électorat afro-américain… Tout cela est le signe d’un président à l’offensive, il annonce des mesures qui seront probablement bloquées au Sénat et au Congrès, mais préparent la mobilisation de l’électorat pour la présidentielle.

La participation de Cuba à la lutte contre Ebola a-t-elle influencé la décision américaine ?
Disons plutôt que c’était un signe avant-coureur. Lors du tremblement de terre en Haïti, en 2010, les premiers sur le terrain étaient MSF et les médecins cubains, mais à l’époque, les États-Unis n’avaient fait aucune déclaration. Cette fois, si. Le secrétaire d’État américain s’est félicité de l’action des médecins cubains en Afrique de l’Ouest. Et il y a eu une réunion de médecins américains à Cuba, à laquelle des médecins des États-Unis ont participé. Cela prouve plutôt qu’on savait que quelque chose se tramait.

Le rôle du méchant sur le continent va-t-il désormais être dévolu au Venezuela de Maduro ?
Le méchant incarné par le Venezuela ou la Russie, c’est le scénario que tente de perpétuer le Parti républicain. Ce qu’Obama veut faire passer comme idée, c’est le changement du monde : le vrai méchant aujourd’hui, c’est l’État islamique.

On a parlé du pape François en médiateur, quel a été son rôle ?
Il y a eu plusieurs médiateurs. Le Canada, tout d’abord. Il y a aussi eu, en effet, une lettre du pape, mais le Vatican a ouvert la voie il y a longtemps, avec Jean-Paul II qui s’était rendu à Cuba. Cela fait plus de dix ans que l’Église catholique joue un rôle dans le dégel. Avec elle-même d’abord, et en tant que médiateur puisqu’elle est présente dans les deux pays.

Guantánamo est une enclave américaine à Cuba, va-t-elle être concernée par les nouvelles dispositions ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, puisque c’est un dossier qui renvoie précisément aux menaces d’aujourd’hui, c’est aussi un thème sur lequel les Cubains n’ont absolument rien à dire. Cuba demande la restitution de Guantánamo, de même que l’Argentine demande la restitution des Malouines, rien de plus.
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