ANALYSES

Tunisie : « Essebsi et Marzouki ont soufflé les autres candidats »

Presse
23 novembre 2014

Près d’un mois après les élections législatives, les Tunisiens sont retournés aux urnes ce dimanche pour élire un président. Le chef du parti Nida Tounes, Béji Caïd Essebsi, et le président sortant Moncef Marzouki semblent se diriger vers un second tour. Khadija Mohsen Finan est enseignante à l’Université de Paris 1 et chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste du Maghreb. Elle a répondu aux questions de RFI.


Est-ce que l’on peut dire que le processus démocratique en Tunisie est ancré aujourd’hui, qu’il est sur les rails près de quatre ans après la révolution, après ces législatives qui se sont bien déroulées ?


Oui, en tout cas il est en marche. Bien sûr, la démocratie, ça reste un horizon, mais la dynamique est bien là et ces élections, ces consultations telles qu’elles se sont déroulées, le montrent bien.


Cette présidentielle peut-elle constituer un espoir pour les pays de la région qui ont aussi connu un soulèvement il y a quelques années ? On pense à l’Egypte, notamment, ou encore à la Libye où la situation est un peu plus compliquée…


Cela peut constituer un espoir. Cela montre en tout cas à la face du monde qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la culture de cette région et la démocratie, et qu’il y a une aspiration profonde de la part de ces sociétés à un processus démocratique.


Pourtant le processus démocratique se déroule de manière différente en Tunisie, en l’Egypte, en Libye, des pays situés pourtant dans la même région géographique. Pourquoi ce processus est-il différent ?


Parce que chacun des pays évolue à sa manière en fonction de son régime politique, en raison de son régime économique, de ses contingents internes et extérieurs. Et chacun évolue à son rythme. L’histoire politique de la Tunisie n’est pas comparable à celle de ses voisins. Le fait que des pays appartiennent à une même région ne leur donne pas les mêmes déterminants. Cela a beaucoup été dit, la Tunisie n’est pas un accident de l’histoire. Il y avait déjà une histoire politique qui était ancrée. Elle a été la première à être dotée d’un syndicat, beaucoup plus tôt d’une Constitution, même éphémère, en 1861. Elle est dotée de particularismes, même après l’indépendance avec le choix de Bourguiba de doter le statut de la femme et de donner à la femme des libertés et des droits, d’opter pour l’enseignement généralisé…


Tout cela a donné des caractéristiques qui ont favorisé probablement cette marche vers la démocratie. Ca ne veut pas dire que les autres pays ne vont pas y venir et à leur manière. La Tunisie est en ce moment observée, à juste titre d’ailleurs, et j’espère qu’il y aura un succès en Tunisie et que ça fera également tache d’huile comme ça a été le cas lors de la révolution en 2011.


Se sont succédés au pouvoir après l’indépendance en 1956, Habib Bourguiba (1959-1987) et Ben Ali, deux hommes forts. Le nouveau président qui va être élu sera-t-il lui aussi un président avec de grands pouvoirs ou bien est-ce qu’il sera très encadré par la Constitution tunisienne ?


Non, ce ne sera pas un président comparable à Ben Ali et à Bourguiba, parce que la Tunisie a changé de régime. Elle n’est plus régie par un régime présidentiel, mais par un régime parlementaire. Donc le président a beaucoup moins de pouvoirs, mais il garde néanmoins des prérogatives. Il définit les politiques générales en matière de Défense, des Affaires étrangères, de la Sécurité nationale.


Le suffrage universel lui donne-t-il un pouvoir politique plus grand ?


Le président a un pouvoir politique et symbolique grâce au suffrage universel. C’est important parce que c’est la première fois depuis l’indépendance qu’il est élu au suffrage universel. Ça donne à cette élection une dimension tout à fait symbolique et importante.


Parmi les 27 prétendants, les deux favoris sont, d’un côté Béji Caïd Essebsi, chef du parti Nida Tounes, et de l’autre, le chef de l’Etat sortant, Moncef Marzouki. Cette élection se joue-t-elle inévitablement entre ces deux hommes ou peut-on avoir des surprises ?


Elle va se jouer, je pense, entre ces deux hommes, mais d’autres figures vont avoir une importance, quand même qui est relative, mais qui est à considérer. Par exemple pour Hamma Hammami du Front populaire. C’est une grande figure de la gauche, et il va peser sur les décisions surtout s’il arrive au deuxième tour. Ces deux grandes figures, Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, ont littéralement soufflé les autres candidats.


Pourquoi Béji Caïd Essebsi se détache-t-il du reste des candidats ?


Béji Caïd Essebsi est un rassembleur et s’est ancré dans le prolongement du projet modernisateur de Bourguiba, même s’il est présenté par beaucoup comme un homme de l’ancien régime. C’est un homme de l’ancien régime, mais qui a fait le choix de doter la Tunisie d’un Etat fort et de l’« ancrer dans le XXIe siècle », comme il le dit lui-même. Alors au sein de son parti, il y a beaucoup d’anciens du régime de Ben Ali. Mais aujourd’hui, c’est quand même le vainqueur des législatives et l’homme qui s’impose sur la scène politique.


Mais il n’est pas le vainqueur absolu. Il devra composer pour gouverner s’il est élu avec, notamment, la formation de Moncef Marzouki ?


Il ne devra pas forcément composer avec le Congrès pour la République de Moncef Marzouki qui n’a obtenu que quatre sièges à l’Assemblée. Donc c’est un parti très faible, mais Moncef Marzouki fait campagne en tant que parti de la révolution contre le parti des anciens. Mais il va devoir composer avec les autres formations politiques et notamment avec les islamistes. Donc il va tendre la main forcément aux islamistes d’Ennahda et il va rassembler autour de lui des partis qui ne sont pas forcément faits pour s’entendre.


Comment les islamistes d’Ennahda jouent-ils la partie lors de cette présidentielle ? Ils ne présentent aucun candidat et ils sont très présents tout de même mais en toile de fond. Comment ce report de voix peut-il s’opérer ?


Ils ont choisi d’être en arrière-plan, mais c’est la deuxième formation politique du pays qui a quand même 30 % des sièges à l’Assemblée. Donc il faut absolument composer avec cette formation qui pour le moment ne s’empresse pas du tout de prendre les rênes du pouvoir, ni d’être associée forcément au pouvoir. Son chef Rached Ghannouchi plaide pour un gouvernement d’union nationale qui soit suffisamment représentatif. Mais pour le moment ils ne sont pas pressés d’avoir des ministères-clés. Aujourd’hui, toutes les réformes sont à faire, y compris des réformes très impopulaires.

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