ANALYSES

Bruits de bottes grandissants en Ukraine : et si Poutine y va vraiment, que se passera-t-il ?

Presse
20 novembre 2014
Interview de - Atlantico
Après deux mois de trêve fragile – et ponctués par plusieurs accrochages d’ampleur-, l’Onu a partagé sa crainte d’une « Guerre totale » entre les deux pays. Un plan d’approvisionnement garanti à l’Union européenne, des soupçons de sous-marins russes évoluant dans la mer baltique au mois d’Octobre, des colonnes de chars observées depuis quelques jours… Quelle lecture peut-on faire de tous ces éléments disparates, et en quoi peuvent-ils nous éclairer sur les intentions – ou tout du moins la stratégie – de Vladimir Poutine ?

Il faut raison garder et cesser d’entretenir la spirale de l’angoisse qui ne fait que monter davantage les uns contre les autres. Que vois-je depuis Paris, avec les quelques éléments auxquels j’ai accès, dépêches et autres ?

D’abord que l’OSCE ne parle pas de « colonnes de chars ». Elle a parlé de colonnes de camions et de camions-citernes et évoqué le chiffre de 4 T-72 et 5 T-64, soit 9 chars d’assaut au total, dans la région de Donetsk. Neuf chars çà peut paraître impressionnant sur le terrain mais ça ne fait même pas un escadron, c’est tout de même plus que juste pour lancer une hypothétique offensive. J’ai aussi regardé les camions et les canons de 122 mm évoqués par l’OSCE, grosso modo une ou deux douzaines de pièces apparemment en bon état, soit l’équivalent de trois batteries d’artillerie pour ce que j’ai pu voir, ce qui ne signifie pas qu’il n’y en ait pas plus. C’est un plus pour les séparatistes mais ce n’est pas ça qui va leur permettre de se lancer à la conquête de l’Ukraine…

Car en face, côté loyaliste, on se renforce aussi et on dispose, du point de vue du matériel, d’atouts bien supérieurs. D’une aviation de combat, d’abord. Certes celle-ci a subi de lourdes pertes contre les défenses sol-air séparatistes, mais si je devais prendre la route de Marioupol ou de Slaviansk dans un des blindés séparatistes évoqués par l’OSCE, je ne serais quand même pas rassuré… Une offensive, c’est aller vite, frapper fort, si possible en débordant l’adversaire via les grands axes ou les champs, donc à découvert. Si en face de vous vous avez quelqu’un qui sait bien se servir de son Sukhoï-25… Ensuite, aux côtés de l’aviation, les loyalistes disposent d’une artillerie bien plus puissante que les canons de 122 mm qu’ont obtenu les séparatistes : Human Rights Watch a constaté l’usage par les troupes de Kiev de lance-roquettes multiples Smerch et Ouragan de 300 et 220 mm. Ces engins sont parmi ce qui se fait de mieux au monde, il suffit de voir leur succès à l’export. Certains de ces systèmes portent à plus de 70 kilomètres, contre 15 pour les pièces de campagne vues dans la zone séparatiste. Là aussi, la puissance de feu n’est pas du côté qu’on croit. J’ai l’impression que plus qu’une offensive, on se dirige plutôt vers un renforcement des deux camps, qui se préparent à une longue guerre de position. Car il ne faut pas se leurrer : si l’armée ukrainienne s’est fait battre à plates coutures par les séparatistes en août dernier, ces derniers sont passés auparavant à deux doigts de la défaite. Nous sommes face à deux belligérants qui pour l’heure aspirent plus à panser leurs plaies qu’à en finir l’un avec l’autre, du moins je l’espère.

Certes l’ONU évoque sa crainte d’une « guerre totale ». C’est sans doute angoissant mais ce terme, du point de vue militaire et politique, désigne un conflit entre deux Etats engageant la totalité de leurs moyens et mobilisant toutes les ressources de leur économie et de leur population pour vaincre l’adversaire. Or je ne pense pas que de part et d’autre de la ligne de front on soit en situation de s’engager dans ce type de guerre contre tenu de la misère des populations et de l’effondrement des économies.

Certes, on pourrait assister à la reprise de combats de haute intensité, à des offensives limitées localement. Mais je ne crois pas à l’embrasement général, faute de moyens et – hormis les inévitables jusqu’aux boutistes de part et d’autre – faute d’envie.

Concernant les soupçons de sous-marins russes dans la Baltique, ce sont des soupçons. Le jour où il y aura des preuves on en reparlera. Arrêtons d’être paranoïaques.


Enfin les intentions de Vladimir Poutine nous les connaissons déjà. Je ne suis pas persuadé qu’il soit plus prêt que nous à risquer pour l’Ukraine une longue rupture diplomatique et commerciale entre l’Europe et la Russie, perspective qui ne profiterait à personne. Ce qu’il souhaite est simple : il veut s’assurer que l’Ukraine ne devienne pas un bastion euratlantiste à ses portes et stopper l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Sur ce point je note d’ailleurs que Mikhaïl Gorbatchev lui a apporté le soutien le plus ferme, critiquant vertement les « Occidentaux », alors que jusqu’ici il s’était toujours farouchement opposé à lui, ce qui illustre bien ce qui se passe actuellement en Russie, dont la majorité de la population serre les rangs derrière Poutine.


En quoi la réticence des États-Unis à s’engager militairement dans des conflits qui l’opposent indirectement à la Russie, doublée de l’intérêt pour Moscou de ne pas voir les pays limitrophes comme l’Ukraine, ou la Géorgie rentrer dans l’Otan, pourrait-elle inciter Moscou à franchir une étape supplémentaire dans cette guerre ? Et dans quelle mesure cette somme d’intérêts pour les Russes à ne pas perdre du terrain en Ukraine fait qu’une « guerre totale » n’est effectivement pas une vue de l’esprit ?


Sur la possibilité pour la Russie de s’engager plus loin dans cette guerre, je crois avoir déjà répondu dans le cadre de ma première question. Pour la « guerre totale », je recommande aux experts de l’ONU la lecture d’ouvrages sur la guerre de Trente ans ou sur la pensée de Ludendorff… Je plaisante bien sûr mais de grâce, arrêtons de nous faire peur, la situation est déjà bien assez dramatique comme cela. La Russie ne veut pas la guerre avec nous et n’en a pas les moyens. Quant aux Etats-Unis ils ne sont pas les seuls qui ne veulent pas s’engager militairement dans des conflits impliquant indirectement la Russie : le veut-on à Paris, Londres, Berlin ou Varsovie ? Sommes-nous prêts à envoyer des hommes mourir pour Lougansk ? Non bien sûr, hormis les exaltés habituels.


La Chine s’est symboliquement rapprochée de la Russie ces derniers mois, notamment au travers de l’importation de ressources russes comme le gaz ou le pétrole. La Chine pourrait-elle vouloir s’imposer comme l’arbitre du conflit ?


Non. Pékin a tout intérêt à tirer les marrons du feu. Et comme nous sommes en train de jeter les Russes dans les bras des Chinois, ceux-ci n’ont aucune raison de jouer les médiateurs.


Quel mode d’action la Russie pourrait-elle privilégier ? On se souvient que lors de l’invasion de la Géorgie en 2012, le commandement russe avait précédé la progression sur le terrain d’intenses attaques informatiques, dans le but de paralyser certaines fonction vitales et infrastructurelles du pays…


Je ne répondrai pas à cette question. Fort heureusement pour le moment ce que vous évoquez relève de la politique-fiction. Il sera toujours bien assez tôt pour parler tactique ou art opératif si le pire survient.


Préoccupons-nous plutôt de la manière dont nous autres, Français, Allemands, Italiens… pouvons procéder pour reprendre l’initiative, jouer ce rôle d’arbitre dont vous avez parlé à propos de la Chine et sortir de cette crise par le haut, le plus vite possible. Cette guerre a lieu sur notre sol, sur le sol européen. C’est à nous de la régler, entre nous, en mettant autour d’une table les dirigeants des principales nations européennes, dont la Russie, et l’ensemble des protagonistes ukrainiens.


Le Premier ministre ukrainien, Arseni Iatseniouk accusait récemment Moscou d’avoir « franchi la ligne rouge des centaines de fois » pour dénoncer l’immobilisme occidental, leur « daltonisme géopolitique ». Qu’est-ce qui pourrait provoquer une réponse plus forte de la part de la communauté internationale, et surtout à quoi cette réponse pourrait-elle ressembler ?


La ligne rouge a été franchie des centaines de fois par tout le monde dans le Donbass, comme dans toute guerre civile. Arseni Iatseniouk est dans son rôle en diabolisant la Russie, ce n’est pas pour cela qu’il peut se permettre de donner des leçons.


Quant à la communauté internationale je note qu’elle est trés profondément divisée. Chinois, Indiens, Brésiliens… ont refusé de s’aligner sur les sanctions vis-à-vis de la Russie. Pékin et New Delhi ont même insisté sur la solidité de leur partenariat stratégique avec Moscou. Les marchés que nous perdons en Russie sont aujourd’hui récupérés par les Suisses, les Israéliens, les Egyptiens, les Marocains, les nations latino-américaines… Il faut arrêter de s’imaginer que la « communauté internationale », c’est Washington, Londres, Berlin et Paris. Parce que nous ne représentons plus que nous-mêmes. Dans cette affaire « l’Occident » est seul et loin, par ailleurs, d’être uni. Nous ne bougerons pas, à moins que la Russie décide de marcher sur Kiev. Et même dans un tel cas de figure, nous nous en tiendrons à des sanctions économiques et diplomatiques accrues, nous n’irons pas jusqu’à l’intervention armée.


Au contraire, l’hypothèse selon laquelle Vladimir Poutine cherche à maintenir un statu quo en Ukraine, un « conflit gelé », pour reprendre l’intuition du secrétaire général adjoint aux affaires politiques de l’Onu, peut-elle vraiment s’avérer avantageuse pour qui que ce soit ? En quoi ?


Un conflit gelé c’est l’assurance d’une longue neutralisation des capacités politiques de l’adversaire, la quasi-certitude que tout le monde préférera conserver le statu quo et privilégier la négociation plutôt que de reprendre les combats en se donnant le mauvais rôle aux yeux de toute la scène internationale. C’est aussi, pour celui qui veut prendre son autonomie, la possibilité de jouer la montre, de laisser peu à peu le fait accompli entrer dans les esprits, prélude à une reconnaissance de facto, puis de jure. Le Kosovo en est l’exemple parfait. Il n’est pas exclu que ce soit ce que les séparatistes du Donbass aient en tête.


Cette dernière forme de conflit pourrait-elle retenir la communauté internationale de jouer l’apaisement, ou tout du moins un rôle direct dans la résolution du conflit ?


Philippe Migault : Je ne crois pas. Je crois au contraire que les Etats européens, dont la Russie, n’attendent qu’une occasion pour reprendre les affaires entre eux. Pourvu qu’un cessez le feu durable s’instaure de part et d’autre d’une ligne de démarcation bien délimitée, chacun sera prêt à faire son deuil d’un règlement de la situation au Donbass. Quant aux Etats-Unis leur relation avec la Russie est d’ores et déjà affectée à long terme. Ils condamneront le Kremlin mais n’iront pas plus loin. Ils ont d’autres priorités. Seule l’Ukraine, au final, sera perdante dans l’affaire.

Sur la même thématique