ANALYSES

« BHL dégage » : en Tunisie comme en Libye, le philosophe symbolise le chaos

Presse
5 novembre 2014

Au sortir d’une représentation de la pièce intitulée « Hôtel Europe » de Bernard-Henri Lévy (BHL), la journaliste au « Monde » Fabienne Darge se demandait à bon droit « comment la surface médiatique de certains personnages de notre petite comédie intellectuelle française peut être à ce point inversement proportionnelle à leur talent ? ».


Cette interrogation trouve une sorte d’épilogue dans l’accueil que les Tunisiens viennent de réserver à ce personnage. À défaut de jasmin, c’est une volée de « Dégage ! » qu’il a reçue à son arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage. Le gouvernement tunisien a même diligenté une enquête sur cette visite. Un paradoxe pour un pays réputé pour son accueil et son ouverture d’esprit… À moins que la réputation de BHL – « sa vie, son œuvre » – ait précédé sa venue.


Il y a en effet une contradiction ontologique entre le symbole de la révolution tunisienne et ce qu’incarne BHL.


« BHL : dégage ! » : un symbole


La révolution tunisienne a été portée par un slogan fort, scandé le plus souvent en français : « Dégage ! » (« Irhâl ! » en arabe), injonction impérieuse qui a contraint le président-dictateur Ben Ali à la fuite le 14 janvier 2011. C’est ce même mot que des Tunisiens ont lancé au philosophe germanopratin, qui s’est trouvé ainsi publiquement rejeté par le pays symbole de la révolution arabe, par le seul peuple à s’être fermement engagé dans une transition démocratique. Quel camouflet pour le chantre du discours droit-de-l’hommiste !


Si les circonstances de cette énième déconfiture demeurent relativement floues, une chose est certaine : la franche hostilité qu’a suscitée le « philosophe à la chemise blanche » a précipité son départ. Sa simple présence sur le territoire national a été ressentie comme une insulte par les uns, une menace par les autres. Le chaos libyen est dans tous les esprits, et BHL doit assumer – plus que jamais – les oripeaux de l’oiseau de mauvais augure, accoutrement difficile à revêtir pour le « nouveau Narcisse ».


Sur le fond, si la personne de BHL a fait l’objet d’un tel rejet, c’est parce qu’elle symbolise le chaos libyen et le soutien inconditionnel à Israël.


La Libye post-BHL est synonyme de chaos


Ultime paradoxe de son épopée libyenne, il est impossible pour BHL de rencontrer ses « amis libyens » sur le sol qu’il aurait contribué à libérer… Cet épisode laisse rêveur : que serait-il arrivé si l’avion de BHL s’était posé sur le sol libyen ? Sont-ce de simples paroles qui l’auraient accueilli en guise de bienvenue et de remerciement ?


La Libye post-BHL est synonyme de chaos. Son ingérence intempestive et « hors sol » a directement favorisé l’anarchie qui règne désormais en Libye.


Le pouvoir central est une fiction, la loi du plus fort fait office d’ordre politique. Ce vide exacerbe les tensions claniques et tribales, ainsi que la tentation séparatiste. À défaut d’État, la société est régie par les seules milices armées, y compris des groupes djihadistes. Ce chaos menace d’excéder les frontières nationales : la zone désertique du sud libyen est devenue le principal foyer du djihadisme au Maghreb.


Enfin, ses déclarations excitent les thèses conspirationnistes évoquées lors de sa visite à Tunis. Ainsi, lors de la première Convention nationale organisée par le CRIF, Conseil représentatif des institutions juives de France, en novembre 2011, il déclarait que « c’est en tant que juif » qu’il avait « participé à l’aventure politique en Libye », pays où il a « porté en étendard [s]a fidélité à [s]on nom et [s]a fidélité au sionisme et à Israël ».


Le symbole du soutien inconditionnel à Israël


Faute d’avoir créé une œuvre philosophique ou littéraire, BHL incarne un discours oxymorique : l’ »universalisme à géométrie variable ».


Ses turpitudes et autres (im)postures sur le conflit israélo-palestinien n’échappent à personne, sinon à ceux qui se complaisent dans la courtisanerie. Ses postures universalistes contrastent avec des prises de position communautaristes qui sont un soutien inconditionnel aux gouvernements israéliens successifs.


L’aveuglement volontaire de nos philosophes parisiens dont les combats au nom des valeurs humanistes s’arrêtent aux frontières d’Israël tranche singulièrement avec le courage de ces voix israéliennes qui s’élèvent pour s’alarmer publiquement de la profonde décadence morale et politique que connaît leur pays. Elles emploient des mots jadis tabous comme « haine raciale » et « apartheid » pour qualifier le climat dans lequel sombre la société israélienne, dont l’obsession sécuritaire cultive un amour mortifère pour l’institution militaire qui fait la guerre pour la guerre, sans nulle perspective politique.


La « question palestinienne » hante toujours la conscience arabe. En dépit des apparences, le poids symbolique et stratégique du conflit israélo-palestinien demeure prégnant. Mieux – et contrairement à ce qu’avançaient les premiers commentaires sur le « printemps arabe » –, loin de marginaliser la question palestinienne, cet appel à la dignité des peuples arabes lui fait profondément écho. À telle enseigne que les débats de l’Assemblée nationale constituante ont été marqués notamment par la solidarité avec le peuple palestinien.


L’étau se resserre autour de BHL. Le masque tombe lentement, mais sûrement. La machine médiatique aussi implacable qu’inconsistante tourne à vide. Lecteurs et spectateurs se font rares. Restent les ultimes animateurs de la société du spectacle et autres serviteurs volontaires d’une comédie humaine à l’échelle d’un seul homme.

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