ANALYSES

Denis Mukwege, prix Sakharov

Interview
27 octobre 2014
Le point de vue de Pierre Jacquemot

Dans l’équipe de l’hôpital de Panzi, près de Bukavu dans le Sud-Kivu, province de la République démocratique du Congo, les psychologues pourtant cuirassés par tant d’atrocités entendues craquent parfois quand ils apprennent que plusieurs femmes avaient eu les entrailles ouvertes avec des tessons de bouteille, des matraques, la gueule des fusils. Le Dr Denis Mukwege connaît trop bien ces histoires, toujours les mêmes : après le viol, ces femmes s’enfuient à travers la forêt après avoir été rejetées par leur famille, marquées à jamais par le sang et par la honte. Avec des gestes doux, il les examine et tente, suivant ses propres termes, de les « réparer ». Quand il interroge une femme, il sait quel groupe l’a violée selon le procédé utilisé. Une signature barbare : FDLR, Maï Maï, FARDC… Il observe que le mot « viol » n’existe pas en langue mashi. Et pourtant, les Bashi, dont c’est l’idiome, constituent la communauté la plus « victimisée » par des actes abjects. Il constate aussi que 80% des femmes qu’il reçoit déclarent avoir été violées par des hommes armés qui parlent une langue étrangère. Le but est bien d’installer la terreur de la guerre et de provoquer un traumatisme irrémédiable. Les causes de ces drames résident aussi dans la persistance de certaines croyances : les viols de mineures sont censés procurer la richesse. Les creuseurs d’or ou de coltan sont convaincus qu’ainsi ils trouveront un gros lingot ou le bon filon. D’autres prétendent ainsi s’immuniser du Sida, d’autres encore acquérir une invincibilité au combat.


Son nom a été cité plusieurs fois pour le Prix Nobel. Denis Mukwege vient de recevoir le prix Sakharov, décerné par le Parlement européen qui récompense des personnalités luttant contre l’intolérance, le fanatisme et l’oppression. Fils de pasteur pentecôtiste de Bukavu, Denis Mukwege a souvent accompagné son père dans ses visites pastorales. Après ses études de médecine au Burundi, il fut affecté à Lemera dans un hôpital protestant. Bien avant la guerre, il fut frappé par les souffrances que rencontraient les femmes durant l’accouchement : mariées trop jeunes, atteintes de malnutrition, le bassin trop étroit, les naissances doivent souvent se faire par césarienne. Nombreuses étaient celles qui mouraient en couches. Il se détourna alors de sa première spécialité, la pédiatrie, et choisit de s’orienter vers la gynécologie obstétrique en étudiant au CHU d’Angers. Il revint à Lemera pour former des équipes de soutien aux femmes. Mais, premier acte de la guerre rwando- congolaise d’octobre 1996, les médecins, le personnel soignant et tous les malades de l’hôpital furent massacrés. Le Dr. Mukwege qui était à Bukavu ce jour-là fut le seul médecin rescapé. Il fut alors accusé d’espionnage et dut quitter la ville dans le coffre d’une voiture alors que toute la région était à feu et à sang.


Un nouvel hôpital fut reconstruit dans la banlieue de Bukavu, à Panzi. C’est là qu’il travaille depuis 1999. Une urgence s’imposa alors à lui : par centaines, des femmes victimes de violences sexuelles se traînaient jusqu’à l’hôpital. Dans la ville, elles erraient comme des parias. Il se forma alors à une technique très particulière, la « reconstruction vaginale », qui n’était jusque là pratiquée qu’au Fistula Hospital d’Addis-Abeba. La guerre fit de nouveau rage avec sa sauvagerie quotidienne. Avec l’aide d’une ONG suédoise, il installa un service d’accueil pour les femmes. Il se battit pour obtenir du personnel, former des médecins, des accoucheuses, des infirmières et des travailleurs psychosociaux à l’écoute de ces victimes, le plus souvent des femmes, car elles sont mieux acceptées par les malades, mais des hommes aussi, tous spécialisés dans ce type de thérapie.


L’hôpital de Panzi reçoit 3500 femmes par an. Les victimes de viol souffrent de diverses lésions du système reproductif, entre autres de prolapsus utérin et de fistules vésico- vaginales qui s’accompagnent d’hémorragie interne. Rares sont celles qui ont bénéficié de la prophylaxie post-exposition qui protège contre le VIH-Sida, le traitement devant être administré dans les 72 heures suivant le crime. Certaines tardent à recevoir les soins craignant d’être rejetées par leur famille. Les conséquences psychologiques sont également graves : dépression, état de choc, sentiment profond de terreur, perte de mémoire, cauchemars… Le Dr Mukwege explique clairement la démarche de Panzi : « Au début de la prise en charge, toutes les femmes violées sont animées par le même sentiment : elles se sentent abandonnées, d’abord par leur mari qui sont les premiers à les quitter, puis par leur mère, quand celle-ci a survécu. Leur communauté les considère comme des pestiférées. La première chose que nous faisons ici est de les déculpabiliser. Lorsqu’elles ressentent notre affection, elles reprennent confiance en elles et retrouvent l’envie de vivre. C’est seulement à ce moment, lorsque leur état mental s’améliore, que le traitement des lésions anatomiques peut être engagé. »


Denis Mukwege explique encore : « Nous recevons également des jeunes filles de 12, 13 ou 14 ans qui sont enceintes. Elles se retrouvent en pleine brousse sans assistance, elles sont incapables d’accoucher seules. Quand elles survivent, elles se retrouvent avec des lésions graves dues à la dystocie. Ces lésions sont souvent des fistules. Si on opère trop tôt, la réussite de l’opération est presque nulle. En fait, il faut attendre environ 3 mois que les lésions cicatrisent pour débuter la chirurgie de reconstruction. Nous désinfectons, nous les déparasitons, nous les nourrissons comme il faut et nous leur apportons bien sûr un appui psychologique. Pendant cette période, les femmes peuvent mener des activités à l’hôpital, telles que le tricotage, la coupe-couture et l’alphabétisation, qui leur seront utiles une fois retournées dans leur village. Elles peuvent apprendre aussi à faire du pain ou des bonbons. Pendant cette période de latence, elles sont occupées à faire ces petites activités manuelles qui les aident et qui leur permettent d’attendre l’intervention chirurgicale. »


Des enfants courent dans le jardin de l’hôpital. Ils sont nés du viol. Leurs mères ne parviennent pas toujours à les accepter. Les enfants leur rappellent le drame vécu. Que faire de ces enfants ?


Le Dr Mukwege a échappé à un attentat en 2012. D’autres médecins, peu connus, se dévouent sans compter et prennent autant de risques. Dans l’hôpital de Chiriri, une inébranlable chirurgienne française, Marie-Joseph Bonnet, plus de 70 ans, arrivée au Congo en 1979, et le Dr Kasereka Luisi, dans l’hôpital Heal Africa de Goma, vivent quotidiennement les mêmes drames et se posent la même question sur l’avenir des enfants du viol.

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