ANALYSES

Après l’élection de Joko Widodo, quels changements pour l’Indonésie ?

Tribune
23 octobre 2014

Comment peut-on interpréter la victoire de Joko Widodo lors de l’élection présidentielle ? En quoi est-il une figure atypique de la vie politique indonésienne ?


Jokowi (c’est son surnom, et c’est ainsi qu’il est appelé en Indonésie) rompt avec une tradition de dirigeants membres de l’establishment. Issu d’un milieu très modeste, né près de quinze ans après l’indépendance, il est également perçu par la population comme moins autoritaire et surtout moins corrompu que ses prédécesseurs. Originaire de Solo (Surakarta), l’un des centres historiques et culturels de Java, et accessoirement le lieu de graves émeutes antichinoises en 1999, il en fut le maire de 2005 à 2012, avant de remporter par surprise l’élection de gouverneur de Jakarta, notamment en s’affichant avec un colistier chrétien. Une fois au pouvoir dans la capitale, il a multiplié les mesures populaires, comme la mise en place d’un réseau de métro qui permettra à terme de désengorger l’immense métropole. Bien qu’installé seulement deux ans sur le siège de gouverneur de Jakarta, son train de vie très modeste et un souci permanent de transparence lui ont par ailleurs permis de recueillir le soutien des plus démunis et des médias, qui lui furent particulièrement utiles pour l’élection présidentielle. Ajoutons à cela une étonnante ressemblance physique avec Barack Obama, l’autre « enfant du pays », qui lui valu un immense capital sympathie. Malgré son profil, c’est finalement sans grande surprise qu’il s’imposa avec plus de 53% des voix contre Prabowo Subianto, candidat du Partai Gerindra, et accessoirement ancien gendre de Suharto. Au sein du PDI-P dont il est issu, Jokowi se distingue également de Megawi Sukarnopotri, la fille de Sokarno présidente de 2001 à 2004 et battue à deux reprises à l’élection présidentielle par Susilo Bambang Yudhoyono (qui fut, avant Jokowi, le seul président indonésien élu). Son élection signifie un changement majeur dans la manière dont les Indonésiens conçoivent la relation avec leurs dirigeants. La question est désormais de savoir si ce changement pourra s’inscrire dans la durée ou, comme le prédit déjà avec force pessimisme The Economist, Jokowi sera un cas unique. Cela dépendra en grande partie de son action.


Quels seront les grands enjeux de son mandat ? Pourra-t-il réformer l’Indonésie comme il le souhaite alors que l’opposition détient la majorité absolue au sein des deux chambres du Parlement ?


Le quatrième pays le plus peuplé de la planète – avec près de 250 millions d’habitants – et première économie de l’ASEAN semble promis à un bel avenir quand on regarde son taux de croissance, un marché intérieur en forte augmentation et les immenses réserves de matières premières qui lui assurent des dividendes considérables. De nombreux indicateurs convergent pour le désigner comme une puissance incontournable dans la deuxième moitié du siècle. Mais qu’en sera-t-il d’ici là, et à quel prix se fera ce développement spectaculaire ? Car l’Indonésie reste, quinze ans après sa démocratisation, un pays confronté à une multitude de défis. La démocratie indonésienne est, pour sa part, encore très fragile, et l’un des principaux signes – mais aussi révélateurs – de cette fragilité est la relation entre le gouvernement central et les régions. C’est pourquoi Jakarta s’est efforcé de jeter les bases d’une décentralisation qui, si elle reste imparfaite, constitue une réponse aux risques de séparatismes. La croissance économique a été maintenue à un rythme soutenu depuis quelques années, mais elle ne masque que difficilement les innombrables défis auxquels l’archipel fait face. Symbole des succès, mais aussi des avatars, de l’économie indonésienne, l’exploitation des ressources minières est l’autre grand défi, et Jokowi devra sur ce sujet comme tant d’autres imprimer son style dès ses premiers mois à la tête du pays, sans quoi il risque de décevoir ses nombreux soutiens. Vous avez raison de mentionner que son pouvoir est par ailleurs limité, et que l’opposition ne lui pardonnera pas des erreurs de jugement. En ce sens, sa ressemblance avec Obama n’est pas simplement physique.


Quelle est aujourd’hui la situation sécuritaire du pays : l’Indonésie peut-elle être considérée comme un pays stable ? L’essor de l’organisation de l’Etat Islamique peut-il faire des émules au sein de sa population ?


La récente arrestation de deux journalistes français en train de réaliser un reportage sur les séparatismes en Papouasie nous rappelle que l’Indonésie est un pays fragile, et que les séparatismes y sont nombreux. Jokowi se montrera-t-il magnanime à leur encontre, rompant ainsi avec ses prédécesseurs intransigeants sur les questions liées au séparatisme ? D’autres questions demeurent en suspens. Le règlement de la question de Banda Aceh est-il définitif ? Les mouvements en Papouasie, aux Moluques (Maluku) ou à Sulawesi sont-ils marginaux ? Le reste de l’archipel est-il uni ? La politique des transmigrations s’est traduite depuis plusieurs décennies par une tentative d’homogénéisation de la population qui n’est rien d’autre qu’une « javanisation » de l’archipel. Cela a créé des tensions et, dans le même temps, apporté un semblant d’unité. Mais les séparatismes restent l’un des défis les plus importants en Indonésie. D’autant qu’ils sont étroitement liés à d’autres enjeux, économiques et sociaux bien sûr, identitaires et culturels, mais aussi environnementaux. Les Papous se révoltent ainsi tant pour défendre leur culture que leur territoire, pillé par des multinationales sans foi ni loi.
Des inquiétudes similaires se retrouvent très nettement dans les autres territoires les moins peuplés de l’archipel, Bornéo (Kalimantan), Moluques, où les populations locales enragent de voir leur environnement détruit à grande vitesse et accusent Jakarta d’inaction, de corruption, ou de soumission aux investisseurs, quand ce ne sont pas les trois à la fois. Ce sont aussi ces mécontents qui ont porté Jokowi au pouvoir, et attendent de lui une attitude plus ferme face aux multinationales, notamment les groupes miniers.
La question du radicalisme religieux ne date pas d’hier. L’attentat de Bali en octobre 2002 en fut la face la plus visible, mais pas la seule. Et la ville de Jokowi, Solo, a longtemps été un foyer de mouvements radicaux. Là encore, le nouveau président est attendu – en interne mais aussi à l’international – sur sa capacité à enrayer une dynamique du radicalisme religieux qui pourrait gagner l’archipel, voire même dans certaines régions difficiles d’accès à reproduire des « micros » Etats islamiques refusant la loi de Jakarta – et rejoignant donc l’enjeu lié aux séparatismes.

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