ANALYSES

Le Brésil de Lula : « une diplomatie imaginative »

Presse
4 octobre 2010

Après sept ans de présidence "Lula", le Brésil n’a plus grand-chose en commun avec ce qu’il était fin 2002, au crépuscule de l’ère Cardoso. Alors qu’a eu lieu le 3 octobre le premier tour de l’élection présidentielle, qui voit s’affronter Dilma Rousseff et José Serra, Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques, explique en quoi la politique diplomatique de "Lula" se démarque de celle de son prédécesseur et comment le pays est passé du statut d’Etat-pivot à celui de nation émergente.


En sept ans de présidence, Luiz Inacio "Lula" da Silva a fait du Brésil un pays reconnu et respecté sur la scène internationale. En quoi sa politique étrangère se démarque-t-elle de celle de son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso ?

Avec Lula, le Brésil est entré non seulement dans une phase d’assainissement, mais aussi de croissance, qui a donné au pays des moyens d’expression internationaux dont il ne disposait pas jusque-là. Sous l’ère Cardoso [1995-2003], le Brésil avait été régulièrement secoué, soit par des crises politiques, soit par des crises financières. Depuis une dizaine d’années, il connaît une période de grande stabilité à la fois politique, institutionnelle et économique. En un sens, il était logique que cela se retrouve au niveau de la politique extérieure du pays. L’apport majeur du gouvernement de "Lula" est d’avoir compris que le pays disposait de marges de manœuvre inédites et de les avoir exploitées au maximum. Cela s’est traduit par une diplomatie tout à fait imaginative qui a donné au Brésil – on s’en aperçoit aujourd’hui – une place de pays émergent de plus en plus intégré dans les cercles de décision internationaux.


Comment cette "diplomatie imaginative" s’est-elle concrétisée ?

Dès son accession au pouvoir, en 2003, Lula a clairement marqué sa volonté de voir le Brésil jouer un rôle nouveau dans la gouvernance mondiale. Dans cet esprit, il a amorcé un rapprochement avec l’Inde et l’Afrique du Sud. L’objectif était de constituer un groupe de pression capable de modifier le processus de prise de décision au sein de l’OMC [Organisation mondiale du commerce]. Cette initiative, prise au printemps 2003, a eu une incidence directe sur la réunion du mois de septembre suivant, qui se tenait au Mexique, à Cancun. C’est là que se situe le point de départ du G22 [réunion des ministres des finances et des gouverneurs de banque centrale des pays du G7 et de quinze autres pays], qui a lui-même préludé à la naissance du G20, en 1999. Cancun a marqué un tournant car, jusqu’à ce moment, seule la triangulation entre l’Europe, les Etats-Unis et le Japon prévalait. Par la suite, le Brésil a multiplié les initiatives transversales, c’est-à-dire Sud-Sud, ce qui était totalement inédit. Des groupes de concertation pérennes ont ainsi été créés, entre l’Amérique du Sud et la Ligue arabe en 2005, mais aussi entre l’Amérique du Sud et l’Afrique noire. Cela n’a cependant pas empêché le pays de participer à des structures verticales Nord-Sud, comme par exemple le G4 avec l’Allemagne, l’Inde et le Japon – structure destinée à promouvoir la candidature de ces quatre pays comme membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – ou le groupe de travail conjoint avec les Etats-Unis sur l’éthanol en 2007. Parallèlement, le Brésil s’est aussi investi dans des coopérations de type sud-américain, dont la plus connue est l’Unasur [Union des nations sud-américaines], fondée en mai 2008 à Brasilia. Cette organisation a joué un rôle prépondérant lors des crises en Bolivie en 2008 ou entre le Venezuela et la Colombie l’été dernier ; autant de différends dans lesquels ni l’ONU ni l’OEA [Organisation des Etats américains] ne sont intervenues. A travers toutes ces alliances, le Brésil a démontré son engagement en faveur de la multilatéralité.


En 2002, justement, le Brésil était généralement considéré comme un relais de la puissance américaine en Amérique du Sud. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le président Cardoso cultivait des affinités idéologiques avec les Etats-Unis, en particulier avec le Parti démocrate, mais aussi avec le premier ministre britannique Tony Blair. Aujourd’hui, le Brésil se situe dans une perspective différente, son but étant de promouvoir in fine une gestion collective des affaires du monde, à tous les niveaux – économique, commercial, diplomatique. Cela explique que le pays soit capable de conclure des accords aussi bien avec l’Inde et la Chine d’un côté, qu’avec l’Allemagne, la France ou les Etats-Unis de l’autre, et ce sur des dossiers très différents.


Dans quels domaines la politique étrangère brésilienne de ces sept dernières années a-t-elle rencontré ses plus grands succès ? Y a-t-il eu également des échecs ?

Non, on ne peut pas à proprement parler d’échecs car même lorsque les initiatives prises par le Brésil n’ont pas abouti – je pense notamment à l’accord scellé avec la Turquie sur le dossier du nucléaire iranien à la mi-mai –, le pays a apporté la preuve qu’il faisait désormais partie du jeu international. Cela était impensable il y a encore dix ans. En ce qui concerne ses succès diplomatiques, on peut retenir celui de l’OMC en 2003, qui a permis son admission au sein du G20, aux côtés de l’Argentine et du Mexique. C’est une forme de reconnaissance. Bien sûr, ces avancées n’occultent pas certaines difficultés, notamment l’incapacité du Brésil à intégrer le cercle fermé des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU [Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie]. Cependant, son rôle au sein du système des Nations unies reste prépondérant. Depuis 2004, en effet, il dirige une opération de paix en Haïti, la Minustah, ce qui est une grande première pour un pays latino-américain. Il est d’ailleurs intéressant de constater, sur ce point particulier, que le Brésil a réussi à entraîner dans son sillage un certain nombre de pays d’Amérique latine : l’Uruguay, le Chili, l’Argentine, mais aussi l’Equateur et le Guatemala.


Il a été souvent avancé que la montée en puissance du Brésil à l’extérieur de ses frontières devait beaucoup au charisme atypique du président Lula. Partagez-vous ce constat ?

C’est vrai qu’une conjoncture favorable a permis à une personnalité comme celle de "Lula" de s’exprimer pleinement. Son passé de syndicaliste au sein du Parti des travailleurs – une très bonne école de gestion des conflits – l’a sans doute également aidé, en le prédisposant à sentir les rapports de forces internationaux et à déterminer sur quels dossiers le Brésil pouvait nouer des alliances en vue d’atteindre les objectifs qu’il s’était fixés. Son autre grande force est d’avoir su tirer le meilleur profit des communautés immigrées du Brésil. Il a ainsi pu construire une relation avec le monde arabe au travers de la communauté syro-libanaise et avec l’Afrique grâce à des liens historiques privilégiés, près de la moitié de la population possédant des origines africaines. C’est d’ailleurs avec le Nigeria, pays d’où est venue la majorité des esclaves pendant la traite, qu’il a bâti son projet de coopération Amérique du Sud-Afrique noire.


Alors qu’une nouvelle page politique de l’histoire du pays est en train de se tourner, quel peut être l’avenir du Brésil sans " Lula " ?

Dilma Rousseff n’est pas "Lula". Néanmoins, elle appartient à la même famille politique et a été sa collaboratrice pendant un certain nombre d’années, ce qui peut laisser penser qu’il y aurait une continuité dans la politique menée par le Brésil si elle accédait à la présidence. Cela dit, elle s’est relativement peu exprimée pendant la campagne électorale. A l’inverse, si José Serra devait être élu, il y a tout lieu de croire que l’on reviendrait, au moins partiellement, à un rapprochement avec le monde occidental et donc à des liens plus distendus avec le reste de l’Amérique latine. Lors de ses rares déclarations, il s’est montré assez critique envers le Paraguay et la Bolivie, tout comme à l’égard du Mercosur. Il a également insisté sur le fait que le Brésil devait rechercher d’autres modèles de relations commerciales au niveau mondial. Cela suggère un retour à la diplomatie d’avant, sauf que le Brésil n’est plus le même. A partir de là, on voit mal comment un président, même de sensibilité politique différente, pourrait ne pas tenir compte des acquis enregistrés par le pays ces sept dernières années. Avant 2002, le Brésil entrait dans la catégorie des Etats-pivots, autrement dit il servait de relais, d’allié fondamental aux Etats-Unis en Amérique du Sud, au même titre que l’Angleterre en Europe ou le Japon en Extrême-Orient. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer le Brésil endosser ce rôle relativement subalterne.


Que manque-t-il au Brésil pour devenir la très grande puissance de demain ?

Pour l’heure, la grosse difficulté, c’est l’absence de consensus social due aux grandes inégalités existant au sein de la population [les plus riches, qui représentent 10,5 % de la population (20 millions de personnes), détiennent 50 % des revenus totaux]. Pourtant, le gouvernement de "Lula" a inscrit le social au cœur de ses priorités dès 2003. Tous les indices confirment qu’au cours des sept dernières années, il y a eu une forte réduction de la population pauvre au Brésil grâce à un certain nombre de mesures, dont le programme " Bourse Famille " [qui bénéficie à environ 12 millions de foyers défavorisés, soit 50 millions de personnes]. La justice sociale est la première condition que le Brésil doit remplir s’il veut avoir les coudées franches pour accéder au statut de grande puissance mondiale. Ensuite, il doit parvenir à diversifier son économie et ne pas être seulement un pays exportateur de matières premières, agricoles [soja, sucre, betterave] ou minières [fer], ce qui contribue au déséquilibre de son commerce extérieur.


Enfin, il y a un autre point délicat à considérer, d’ordre à la fois stratégique et militaire : le Brésil s’est interdit, en signant le traité de non-prolifération, d’accéder à l’arme nucléaire, contrairement à tous les membres permanents du Conseil de sécurité. Il essaie donc pour l’instant de compenser ce différentiel en développant son industrie d’armement, d’où l’accord stratégique signé avec la France en 2008 [la France étant la seule grande puissance nucléaire à avoir accepté de conclure des accords prenant en compte les tranferts de technologies et la non-conditionnalité dans les ventes d’armements]. Cela témoigne d’une volonté très claire de se doter de capacités militaires importantes. A ce jour, le Brésil est d’ailleurs le seul pays d’Amérique latine à pouvoir se projeter à l’extérieur grâce à l’ancien porte-avions français Foch, acheté à l’époque du président Cardoso.

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