ANALYSES

Au nom de la paix en Europe : Une certaine idée de la sécurité

Presse
1 novembre 2010
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L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) est l’une des organisations internationales qui participent à la sécurité du continent européen. Les autres sont l’Alliance atlantique (Organisation du traité de l’Atlantique Nord, OTAN) et l’Union européenne. Elle est cependant la seule à regrouper cinquante-six Etats (1), depuis les Etats-Unis jusqu’aux Etats d’Asie centrale en passant par la Russie et les pays européens. Cela fait d’elle la plus importante organisation de sécurité régionale au monde. Pourtant, ses activités et son rôle demeurent entourés de mystère : pratiquement inconnue de la grande majorité des citoyens, l’OSCE est même souvent confondue avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).


L’OSCE a cependant été pionnière à bien des égards. Sa conception et sa naissance ont joué un rôle majeur dans la propagation des mouvements de défense des droits humains dans les Etats d’Europe centrale et orientale tout au long de la guerre froide, participant ainsi activement à l’écroulement du bloc soviétique et à la fin de l’antagonisme Est-Ouest. L’OSCE a de même été la première organisation internationale à mettre en pratique l’approche globale de la sécurité (police, armée, économie, droits fondamentaux, etc.), si chère aujourd’hui à l’Union. C’est de cette notion que le secrétaire général de l’OTAN aimerait faire bénéficier l’Alliance lors du prochain sommet de Lisbonne, à la fin de l’année 2010, où sera adopté un nouveau concept stratégique.


L’OSCE est officiellement née en 1975. Créée par l’Acte final de la conférence d’Helsinki, elle avait à cette époque pour nom Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Elle est en partie le fruit du souhait de l’Union soviétique, des pays non-alignés qui voulaient se faire entendre et de la politique étrangère du secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger. Ce dernier, après avoir amorcé la détente entre les Etats-Unis et la Chine — en 1972, le voyage du président Richard Nixon à Pékin marqua la reprise des relations économiques entre les deux pays —, s’était attelé au retrait américain du Vietnam et à une politique de répression de tout mouvement de gauche en Amérique latine. Cet activisme a connu son point culminant avec le coup d’Etat au Chili en septembre 1973. A la suite de la démission de Nixon, en 1974, M. Kissinger perdit son rôle de conseiller à la sécurité nationale tout en restant secrétaire d’Etat du nouveau président, Gerald Ford. C‘est à ce poste qu’il mit en place la stratégie de la détente avec l’Union soviétique, qui repose sur deux piliers.


Troc entre deux camps

Le premier est constitué par les accords sur les armes stratégiques SALT 1 et 2 (Strategic Arms Limitation Talks). En réduisant l’installation de systèmes antimissile, SALT 1 a assuré l’équilibre de la terreur (Mutually Assured Destruction, MAD) — un pas significatif dans la mesure où, pour la première fois de l’histoire, Washington reconnaissait l’égalité stratégique entre les deux superpuissances. Les Etats-Unis, affaiblis par le Vietnam et en tension avec les alliés européens du fait de l’abandon unilatéral de la parité dollar / or, ont également accepté une deuxième et ancienne proposition soviétique : la tenue d’une conférence et l’élaboration d’un pacte de sécurité et de coopération en Europe — la CSCE.


De par son contenu, cette CSCE est devenue le second pilier de la stratégie de M. Kissinger. En effet, précédé de deux mille quatre cents réunions internationales tenues à Genève, l’Acte final d’Helsinki, tout en étant une simple déclaration de principe souscrite par trente-cinq Etats, consistait en un « troc » entre les deux camps sur deux questions très sensibles. Les pays occidentaux admettaient le principe, défendu depuis des années par Moscou, de l’intangibilité des frontières, certifiant ainsi la division de l’Allemagne et les acquis soviétiques en Europe centrale et orientale. En contrepartie, les Soviétiques acceptaient l’affirmation de l’importance de la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales — confortant par là ceux qui, comme le Prix Nobel Andreï Sakharov, menaient cette bataille depuis des années à l’intérieur même de leur camp.


Aujourd’hui, l’OSCE est une organisation de sécurité régionale, reconnue comme accord régional au sens du chapitre VIII de la Charte des Nations unies. Son action repose sur une approche dite globale de la sécurité, les mesures qu’elle adopte étant organisées en trois « paniers » coordonnés : la dimension politico-militaire (activité de police, contrôle des armements, prévention des conflits, gestion des frontières, etc.) ; la dimension économique et environnementale (lutte contre le blanchiment des capitaux, promotion de la gestion intégrée des ressources en eau, soutien à l’élimination des déchets dangereux) ; la dimension humaine (droits de l’homme, droits des minorités, égalité des sexes, liberté des médias).


L’OSCE a beaucoup évolué depuis sa naissance. A la fin de la guerre froide, lors du sommet de Paris, en 1990, les Etats participants ont adopté la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, dans laquelle ils prenaient acte de la nouvelle situation de sécurité sur ce continent et consacraient la fin de l’affrontement entre les deux blocs. Ils dotaient la CSCE de moyens supplémentaires, en particulier des institutions permanentes (secrétariat, bureau des élections, Centre de prévention des conflits) et des capacités opérationnelles, afin d’être prêts à répondre à d’éventuelles crises. En 1992, les premières missions de terrain étaient installées, au Kosovo, au Sandjak, en Voïvodine ainsi qu’en Macédoine. En 1994, la transformation de la CSCE en OSCE a institutionnalisé sa présence dans le panorama de sécurité européen.


Dans les années 1990, l’OSCE joue un rôle important dans les conflits balkaniques, bien avant l’OTAN, étant donné la réticence des Etats-Unis à intervenir militairement dans la région. Les accords de Dayton de 1995, qui mettent fin au conflit en Bosnie-Herzégovine, mandatent notamment l’ONU, l’OSCE et l’OTAN afin de veiller activement à leur respect sur le terrain. L’OSCE se voit confier l’établissement de mesures de « confiance et sécurité » en Bosnie, mais également l’élaboration d’un accord de contrôle des armements dans la région. Ce type de mesures est destiné à renforcer la confiance entre Etats, notamment en organisant l’échange d’informations militaires. L’OSCE est aussi chargée de promouvoir des négociations politiques entre les différents protagonistes qui s’affrontent durement en Bosnie-Herzégovine.


Une efficacité reconnue

Au sortir de la guerre froide, la Russie voit avec suspicion et inquiétude les manœuvres visant à accueillir au sein de l’Union et de l’OTAN ses anciens pays satellites d’Europe centrale et orientale. Affaiblie, humiliée par la dégradation de sa situation économique et sociale, elle ne peut rien faire pour s’y opposer. Après une décennie de relations en demi-teinte, il faudra l’arrivée au pouvoir de M. Vladimir Poutine, en 1999, pour que la Russie renoue avec une dialectique nationaliste tendant à réaffirmer le pays comme puissance régionale et mondiale. Alors même que ses relations avec l’Union et l’OTAN se dégradent, la Russie bénéficie de son statut d’« Etat participant » de l’OSCE — organisation qui, de surcroît, fonctionne par consensus. Ainsi, à partir de 1990 et sous tous les gouvernements, Moscou a toujours milité pour que l’OSCE soit chargée de la sécurité européenne.


Au début des années 1990, l’OTAN, organisation de défense mutuelle créée par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux dans le cadre de la guerre froide, se cherche une nouvelle raison d’être. Elle la trouve justement dans les Balkans, à travers des opérations de maintien de la paix, après des années d’atermoiements. L’Union européenne, quant à elle, ne dispose d’aucun instrument « sécuritaire ». Les pays européens ne se dotent qu’en 1992, avec le traité de Maastricht, d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) censée faciliter la coordination des diplomaties des Etats membres. Celle-ci montrera son inefficacité au cours des crises des Balkans, tout au long des années 1990. MM. Jacques Chirac et Anthony Blair, avec la déclaration de Saint-Malo en 1998, qui sera reprise par le Conseil européen de Cologne en juin 1999, donnent le coup d’envoi de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), transformée en politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec le traité de Lisbonne en 2008. Cette politique met graduellement les Etats européens en condition de lancer des missions autonomes de maintien de la paix, pour tenter de pallier leur impuissance répétée en Bosnie, puis au Kosovo — cette impuissance s’étant traduite par l’appel aux Etats-Unis et aux structures de l’OTAN afin de faire cesser les combats dans une région pourtant au cœur de l’Europe.


Au début des années 1990, l’OSCE a donc su profiter d’un « vide » politico-militaire pour imposer sa présence, sous le regard bienveillant de la Russie ; mais il n’en reste pas moins que la sécurité européenne ne peut faire l’impasse d’une action coordonnée entre l’OTAN, l’Union et l’OSCE.


L’OSCE assure à présent dix-huit missions de terrain dans des régions telles que les Balkans occidentaux, l’Europe de l’Est (Ukraine, Moldavie), l’Asie centrale ou le Caucase du Sud. Sa surveillance des opérations de vote et son soutien au renforcement des institutions nationales sont d’une efficacité unanimement reconnue. Pourtant, l’organisation paraît traverser une crise. Les chefs d’Etat et de gouvernement ne se réunissent plus en sommet depuis 1999, la laissant sans vision stratégique à terme. Les grands succès de la déclaration d’Helsinki — qui a pour la première fois permis de considérer les droits humains comme une question internationale, et non interne —, ou encore les missions dans les Balkans donnent l’impression de ne plus être qu’un lointain souvenir, en raison notamment des différends entre les pays occidentaux et la Russie, exacerbés tout au long des présidences de M. George W. Bush, ainsi que de la montée en puissance de l’Union et de l’OTAN comme acteurs de la gestion de crise.


Au-delà de l’OTAN

Le conflit russo-géorgien de l’été 2008 et la proposition du président russe Dmitri Medvedev d’un nouveau traité sur la sécurité paneuropéenne ont toutefois remis en exergue la nécessité de penser la sécurité en Europe, donnant ainsi toute sa place à l’OSCE. Ils devaient aussi favoriser une réflexion plus large sur l’architecture de la sécurité continentale, au-delà du binôme Union / Alliance.


L’OTAN est largement identifiée par les opinions publiques mondiales et par un grand nombre de gouvernements comme étant une institution dominée par les Etats-Unis. Le discrédit jeté sur ce pays par les erreurs de l’administration Bush — en particulier l’invasion de l’Irak et les difficultés croissantes rencontrées présentement en Afghanistan, où la situation ressemble de plus en plus au Vietnam des années 1960 et 1970, avec des forces armées occidentales engluées dans un conflit impossible à perdre comme à gagner — a des répercussions très graves pour le rôle futur de l’Alliance atlantique.


Le nouveau concept stratégique à adopter par cette Alliance à Lisbonne, ce mois-ci, devrait être un texte équilibré et largement inspiré par le rapport du groupe d’experts que préside l’ex-secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright. Il abandonne toute velléité de faire de l’OTAN une sorte de « gendarme mondial » ou d’alliance des démocraties à l’échelle planétaire. Car l’image de cette organisation est fortement écornée. Imaginer sa présence dans certaines régions du monde, comme en Afrique du Nord ou au Proche-Orient, ou encore à l’intérieur de la sphère d’influence de la Russie, est du domaine de l’impensable. Les conflits au Liban et en Géorgie, par exemple, ont montré que la médiation des pays européens et leur présence militaire constituaient le seul scénario acceptable.


De son côté, malgré le traité de Lisbonne et en raison des divergences entre ses Etats membres, l’Union ne dispose pas encore de vision commune en matière de défense et de sécurité ainsi que de politique étrangère. Les relations avec la Russie ou avec les Etats-Unis ne sont pas perçues de la même manière à Tallinn, Paris ou Londres, malgré un certain rapprochement des positions observé ces derniers mois. De plus, si la crise va sans doute avoir pour conséquences de nouvelles réductions budgétaires dans le domaine de la défense, les gouvernements ne devraient pas pour autant se décider à mettre en commun leurs moyens et à affecter à d’autres priorités politiques les fonds épargnés par ce biais.


Face à ces questions qui concernent la sécurité de tout le continent, des mesures s’imposent — et notamment une vraie réflexion sur le rôle et l’action de l’OSCE, de l’OTAN et de l’Union en matière de sécurité. Si le monde devient multipolaire, en raison de l’affaiblissement considérable des Etats-Unis, il n’est pas pour autant plus sûr, loin s’en faut. L’OSCE a lancé en 2009 le processus de Corfou afin de réfléchir à la nouvelle architecture de sécurité européenne découlant du conflit russo-géorgien, celui-ci ayant souligné la nécessité d’un forum permanent politique et militaire. Dans ce cadre, les Etats participants mettent l’accent sur les menaces transfrontalières (terrorisme, nouvelles technologies), trafics d’armes et de drogue, etc. La tenue d’un sommet des chefs d’Etat et de gouvernement à Astana, au Kazakhstan, début décembre 2010, traduit en outre la volonté d’ancrer l’Asie centrale, zone stratégique, dans le concept de sécurité de l’OSCE.


La proposition d’un traité paneuropéen sur la sécurité du continent faite par M. Medvedev semble cependant n’avoir aucune chance d’aboutir, le président russe désirant entre autres bloquer par là tout nouvel élargissement de l’Union ou de l’OTAN vers les zones d’influence de son pays ; mais, sans être d’actualité, il s’agit là d’une question sur laquelle les gouvernements occidentaux ne veulent rien s’interdire. La préoccupation de base qui anime M. Medvedev, celle d’une Europe coupée en deux avec, d’un côté, une partie garantie militairement par l’OTAN et, de l’autre, des régions qui risquent de sombrer dans le chaos apparaît pertinente.


La meilleure solution passerait peut-être par un retour à une logique fonctionnaliste qui prendrait en considération tous les acteurs : l’ONU, l’OTAN, l’Union et l’OSCE. Aujourd’hui, le Kirghizstan ressemble de plus en plus à un Etat failli (« failed State »), alors que l’Alliance et l’Union n’ont aucune présence sur place et aucune légitimité à intervenir. Afin d’éviter toute dégradation de la situation, l’OSCE se doit donc de s’impliquer davantage. Son prochain sommet, pour la première fois depuis onze ans, à Astana, au Kazakhstan, début décembre, aura notamment comme objectif d’élaborer un plan de travail, dans la suite du processus de Corfou (lire « Un sommet stratégique »). Mais il ne pourra être un succès que si les Etats-Unis et les pays européens sortent d’une certaine indifférence à l’égard de l’OSCE. Celle-ci traduit une tension dans les relations internationales elles-mêmes, affectées par le nouveau jeu des puissances des années 2000-2010  (2). Dans cette perspective incertaine, l’OSCE constitue un vaste forum stratégique où cinquante-six pays peuvent échanger leurs approches spécifiques en matière de sécurité. L’organisation multiplie à cette fin les réunions d’experts dans le but de forger une vision commune facilitant la prévention des conflits.


De façon plus générale, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Europe devraient décider si des structures comme l’OSCE, l’Union et l’OTAN sont, en l’état actuel des choses, aptes à assurer la sécurité de tous ; et, de même, quelle contribution ils pourraient apporter à cette sécurité, au plan européen comme mondial.

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