ANALYSES

Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier libérés – et l’Afghanistan ?

Presse
30 juin 2011
Karim Pakzad - Le Monde.fr

Libres après 18 mois de détention. Il s’agit de la prise d’otage la plus longue pour des journalistes français depuis 1980. La libération d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier est fêtée comme une victoire en France. Ils ont été accueillis par le président de la République Nicolas Sarkozy et une centaine de personnes ce matin, jeudi 30 juin 2011, à leur arrivée à l’aéroport de Villacoublay. Une victoire nationale mais pas une victoire sur le fanatisme. La libération des deux journalistes ne pèse pas bien lourd dans la balance, et ne doit pas laisser oublier la situation toujours aussi désastreuse de l’Afghanistan. Comme nous le rappelle Karim Pakzad, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l’Afghanistan, et que nous avons interrogé :


Qui est responsable de l’enlèvement des deux journalistes?

Au début on ne savait pas qui était à l’origine de l’enlèvement des deux journalistes. Les captifs ont en fait changé de lieux et de mains. Ce n’est que l’an dernier que la prise d’otage a été attribuée avec certitude aux talibans et non à des militants d’Al-Qaida comme il avait été présumé.


Il ne faut cependant pas rendre les talibans responsables de tous les maux de l’Afghanistan, comme on le fait trop souvent en France et en Europe. La situation est autrement plus compliquée. Les talibans sont à l’origine d’une grande partie des insurrections. Ils ne sont cependant pas les seuls.


Tous les combattants afghans ne sont pas talibans, certains sous sous l’autorité de chefs autonomes, d’autres font partie du parti islamique (hezbi islami), d’autres sont même en confrontation avec les talibans.


Qui sont précisément les talibans?

En réalité, les « talibans » constituent un groupe hétérogène au sein duquel diverses factions sont parfois opposées, comme les combattants du réseau Haqqani à l’est du pays, proche de la frontière pakistanaise, rassemblés autour de cet ancien combattant anti-soviétique très influencé par l’idéologie d’Al-Qaida. Pour comprendre cette complexité il faut revenir en arrière. Les principales forces qui ont renversé le régime communiste en Afghanistan en 1991, étaient regroupées par ethnie davantage que par idéologie ou religion. Historiquement, l’Afghanistan est en effet un pays composé de tribus. Ces différents clans étaient opposés à l’Armée rouge, sans être pour autant regroupés au sein d’une organisation unifiée. Chacun ayant ses caractéristiques religieuses -sunnites, chiites avec leur propre parti et leur base arrière pakistanaise par exemple.


A la fin de la guerre civile (1991-1994), les talibans se sont formés en une milice civile en Afghanistan avec le soutien direct du Pakistan, des Émirats arabes unis, le soutien financier de l’Arabie saoudite et le consentement des États-Unis et de la Grande Bretagne. Tous souhaitaient la fin de la guerre civile et la mise en place d’une milice appelée « taliban » (étudiants) car ses membres provenaient des écoles coraniques localisées sur le sol pakistanais. Les talibans ont ainsi pris le pouvoir en 1994 et ont ramené la paix, mais au prix de massacres de minorités religieuses, d’ethnies, de privations de liberté pour les femmes. Ils ont mis en place un régime fanatique.


La solution militaire a été choisie après les attentats du 11 septembre 2001. Les États-Unis sont venus chasser les talibans du pouvoir. Ces derniers sont retournés dans le sud est de l ‘Afghanistan et ont mis un an et demi à se réorganiser. Arrivés à une impasse militaire, les États-Unis se sont tournés vers une solution politique et tentent désormais d’engager des négociations avec les talibans.


Quels facteurs ont conduit à la libération des deux journalistes?

La libération a pu avoir lieu car les occidentaux ont repris les pourparlers avec les talibans. Ils restent considérés comme des extrémistes mais ne sont plus associés aux terroristes d’Al-Qaida. La situation a beaucoup changé. Alors qu’il y a un an, la France jurait que jamais elle ne négocierait avec les talibans, elle a proclamé le retrait progressif de ses troupes d’Afghanistan, jeudi 23 juin 2011, le lendemain de l’annonce par Barack Obama de retirer 20 000 soldats américains du pays.


La libération de Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière n’a pu être possible qu’en échange d’une rançon, démentie par la France mais véritable secret de polichinelle. En échange aussi de la libération de prisonniers talibans par Kaboul, ce que refusait jusqu’alors le président afghan Hamid Karzai. On en saura probablement plus sur ce sujet dans les prochains jours.


La situation en Afghanistan s’améliore-t-elle pour autant?

Non. Talibans et occidentaux sont dans une impasse. Puisque la solution militaire a échoué, c’est via les négociations politiques qu’une issue est désormais envisagée. Le gouvernement de Kaboul faible et corrompu est illégitime au yeux des talibans. C’est donc avec ces derniers que les Américains négocient pour les "associer au pouvoir". Même si les occidentaux confirment que ces pourparlers existent, les talibans démentent. Pour eux, les négociations ne pourront commencer qu’un fois toutes les troupes étrangères évacuées du pays. Se sentant en situation de force, les talibans ne négocient ni avec le gouvernement de Kaboul illégitime à leurs yeux, ni avec les occidentaux.


Le gouvernement de Kaboul – mis en place en 2001 à la conférence de Bonn après que les occidentaux ont chassé les talibans du pouvoir – s’est construit au gré d’élections imposées de l’extérieur, frauduleuses et sans réalité. Anciens criminels de guerre, trafiquants y tiennent de hautes responsabilités. Aussi récemment que mardi 27 juin, le directeur de la banque centrale d’Afghanistan a fui le pays, menacé dans le cadre d’un scandale d’une banque privée détenue par des proches du pouvoir. Le frère du président Hamid Karzai et le frère du vice président auraient ainsi détourné plusieurs centaines de milliers de dollars. Gouvernement inapte aussi à assurer la sécurité de Kaboul où l’attaque d’un grand hôtel de la capitale le 29 juin 2011 par un commando taliban a fait 16 morts.

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