ANALYSES

« Un pied de nez aux faussaires »

Presse
1 août 2011
Pascal Boniface - Le Soir

Maître de conférences à Paris VII, Pascal Boniface dirige l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques), qu’il a créé en 1990. Auteur prolixe, il publie chez Jean-Claude Gawsewitch Les Intellectuels faussaires, un essai destiné à pourfendre « les mensonges de certains experts et autres donneurs de leçons très médiatiques », comme le dit la quatrième de couverture. Parmi ses cibles figurent Alexandre Adler, Caroline Fourest, Mohamed Sifaoui, Philippe Val et, évidemment, Bernard-Henri Lévy.


Pourquoi ce livre ?

Il répond à un sentiment de lassitude et d’agacement face au phénomène consistant à voir présentés comme des experts incontestables, ou intellectuels universalistes, des gens qui sont de parti pris, et utilisent des arguments fallacieux pour tromper le public. Leurs contradictions, les libertés qu’ils prennent régulièrement avec l’intégrité intellectuelle sont largement connues. Néanmoins, ils occupent le devant de la scène et conti-nuent de pontifier. Il y a un manque de respect du public qui m’est devenu insupportable. La colère ne suffit pas. Aussi je me suis résolu à jeter ce pavé dans la mare.


Vous expliquez que vous ne reprochez pas aux individus mis en cause leurs po¬sitions politiques (malgré qu’ils soient tous en désaccord avec vous), mais bien leur malhonnêteté intellectuelle. Pouvez-vous donner un ou deux exemples ?

En effet, mon sujet n’est pas de prendre à partie des personnalités avec lesquelles je peux avoir un différend intellectuel. Il est au contraire bénéfique que des avis contraires puissent s’exprimer. C’est l’es-sence même de la démocratie. Mais le débat démocratique est perverti si l’on utili¬se des arguments mensongers. Avant la guerre d’Irak on pouvait avoir un débat sur la nature du régime de Saddam Hussein, l’utilité ou non de le combattre, les moyens pour le faire, les avantages res¬pectifs du respect de la souveraineté ou de l’ingérence, des conséquences d’un changement de régime par la guerre. Ça, c’était les vrais termes d’un débat.


Mais affirmer que l’Irak possédait des armes de destruction massive, qu’une guerre était donc indispensable afin d’éviter un nouveau 11 Septembre nucléaire, dire qu’il y avait des liens entre Saddam Hussein et Al-Qaïda, revenait simplement à se livrer à une opération de désinformation afin de légitimer une guerre par ailleurs illégale.


Autre exemple : je conçois parfaitement que l’on défende les positions actuelles du gouvernement israélien. Cela ressort de la liberté d’opinion. J’ai d’ailleurs, l’an dernier, publié avec Gilles-William Goldnadel un livre débat qui porte sur le conflit du Proche-Orient et ses répercussions en France. Nous avons des opinions différentes, c’est ça qui a fait l’intérêt du livre. Goldnadel est un avocat fervent du gouvernement israélien. Mais on sait d’où il parle, il est président de l’association France-Israël, il  n’a jamais caché ses convictions. On ne peut pas en dire autant de Frédéric Encel, qui est lui aussi un avocat du gouvernement israélien, qui peut être considéré comme le géopolitologue organique d’Israël et des instances communautaires de France, mais qui s’invente en permanence de faux titres universitaires pour se faire passer pour un expert neutre et indépendant.


Pourquoi épargnez-vous Alain Finkielkraut alors qu’il a par exemple dénoncé une prétendue « année de cristal pour les juifs» en 2002 ?

J’ai effectivement de très graves désaccords avec Alain Finkielkraut non seulement sur le conflit du Proche-Orient, sa stigmatisation des jeunes de banlieue, la façon dont il réduit les questions sociales à leur dimension ethnique. Je crois qu’il a eu un rôle extrêmement négatif pour la société française en contribuant à effrayer les juifs français et à créer, entre eux et les autres Français, un fossé, en exagérant très largement la réalité de l’antisémitisme dans notre pays. Sa dénonciation de « l’année de cristal » en est un exemple. Mais je pense qu’il croit à ce qu’il dit. On le voit d’ailleurs, il a souvent l’air torturé lorsqu’il apparaît en public.


Vous n’êtes pas très dur envers la presse française alors qu’elle est une pièce maîtresse dans la promotion de ces personnalités ; ne manque-t-elle pas de rigueur en n’opposant quasi jamais à ces individus des personnalités capables de déjouer leur malhonnêteté ?

Évidemment, ces faussaires ne pourraient pas triompher médiatiquement si les médias ne les invitaient pas en boucle et ne les mettaient jamais en face de leurs contradictions. Il y a une connivence dans les médias, plus d’ailleurs parmi les rédacteurs en chef et les éditorialistes vedettes qui forment un petit cercle uni par une complicité élective. Ils ne vont pas s’attaquer entre eux. Fréquentant les mêmes endroits, partageant les mêmes intérêts, ils se font mutuellement la courte échelle. Cette connivence est une trahison du devoir d’information et du respect dû au public.


Ceci étant, il faut faire attention à ne pas mettre tout le monde dans le même sac. Les journalistes français sont en fait partagés face à ce phénomène. Certains sont extrêmement irrités, voire écœurés par cela et se refusent d’y participer pour leur propre compte. J’ai reçu de nombreux témoignages de soutien, y compris de journalistes, me remerciant d’avoir mis sur la place publique des phénomènes qu’ils peuvent de moins en moins supporter.


Parmi les huit personnes dont vous faites un portrait au picrate, y a-t-il eu des réactions notables, des droits de réponse, des procès ou autres ? Caroline Fourest a mis vos titres universitaires ainsi que le financement de votre institut en cause…

Oui, en effet, Caroline Fourest a mis en cause mes titres universitaires (elle ferait mieux de vérifier ceux de Frédéric Encel), m’a accusé d’avoir toujours soutenu des régimes dictatoriaux (c’est pourtant Alexandre Adler qui, il y a encore quelques semaines, espérait le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir), m’a accusé d’attaquer ceux qui soutenaient la cause des femmes (mais n’a pas mis en cause BHL pour ses déclarations dans les affaires Polanski ou DSK) et a affirmé qu’elle avait enquêté sur le financement de l’Iris. Je suis très tranquille là-dessus, c ‘est d’ailleurs symptomatique de sa méthode : elle ne débat pas, elle affirme des contrevérités et avance des calomnies. J’imagine que certains d’entre eux vont chercher à me nuire mais de façon plus discrète. L’an dernier, Olivier Poivre d’Arvor m’avait contacté pour me proposer de participer à la grille de France Culture à la rentrée. Il y a apparemment renoncé alors même qu’Alexandre Adler a quitté la chaîne. Il est très proche de BHL, j’y vois un lien de cause à effet.


Comment expliquez-vous vos difficultés à publier ce livre, cela fut-il encore pire qu’à propos de « Est-il permis de critiquer Israël ? », en 2003?

J’ai eu en effet sept refus d’éditeurs pour Est-il permis de critiquer Israël ?, j’en suis à quatorze pour Les Intellectuels faussaires, que je n ‘ai pas envoyé à quelques-uns d’entre eux dont je connaissais à l’avance la réponse. En France, le débat est libre, mais le milieu médiatique ou éditorial est un petit peu à part. Les gens se protègent mutuellement. Des éditeurs m’ont dit qu’ ils trouvaient le livre trop polémique, d’autres qu’ils avaient publié tel ou tel auteur et donc qu’ils ne pouvaient pas accepter ce manuscrit. D’autres m’ont dit très franchement que le risque de représailles était trop fort pour qu’ils acceptent de publier ce livre. Je suis donc d’autant plus reconnaissant à Jean-Claude Gawsewitch. Et le succès que ce livre rencontre auprès du public est le plus beau pied de nez fait aux faussaires et aux censeurs.