ANALYSES

«Poutine gère la transition»

Presse
13 décembre 2011
- L’Actu (Suisse)

Moscou est dans la rue. Poutine est-il foutu? Entre fraudes massives et contestation du président russe, le pays est-il traversé par une crise politique profonde ou le pouvoir se trouve-t-il simplement sous pression? Le président Medvedev a annoncé l’ouverture d’une enquête sur les violations du scrutin et les médias publics ont accordé une couverture aux dernières manifestations. Alors, après les printemps arabes, un «Noël moscovite» s’enracine-t-il sur la place Roug? Eléments de réponse avec Philippe Migault, spécialiste de la Russie et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris.


Les médias russes s’intéressent aux manifestations consécutives aux dernières élections. La censure est-elle moins forte?

On a beaucoup glosé sur le contrôle des médias par Poutine. Or que voit-on depuis les résultats des dernières législatives? Des télés, des radios, des agences de presse, des journaux plus ou moins proches du pouvoir faire état des fraudes, des manifestations, du recul de Russie unie et de la contestation de Vladimir Poutine. C’est quand même pas mal pour une presse que l’on dit muselée!


Certes, mais la Russie ne passe pas encore pour un modèle de démocratie…

Il faut se rappeler d’où l’on vient. La première élection libre en Russie remonte à 1989. Le multipartisme existe et les élections se tiennent. Certes, ce n’est pas parfait, mais la fraude politique n’est pas l’apanage exclusif de Russie unie. Il y a des réseaux extrêmement dynamiques, où l’on critique ouvertement Poutine et Medvedev. A la différence de la Chine, le pouvoir n’a pas muselé l’internet. La démocratie progresse. Simplement ce n’est pas en un quart de siècle qu’elle peut devenir similaire à nos vieux modèles européens. Nous avons encore affaire à un régime autoritaire, mais pas totalitaire.


Et que penser de la présence policière toujours importante?

Bien sûr le FSB est là, en force, mais le gouvernement n’a pas fait tirer, ni lancé les chars pour disperser la foule. On n’est pas à Tien An Men. Les opposants ont eu leurs autorisations de manifester. Le week-end dernier, il n’y a a pas de débordements à déplorer à Moscou, pas d’interpellations. Il faut se garder de déceler un quelconque syndrome tunisien ou syrien. On a simplement un pouvoir fort qui cherche à conserver la maîtrise de la situation.


Selon vous le pouvoir ne serait pas menacé?

Non, le pouvoir n’est pas menacécar il n’existe pas d’alternative à Poutine. Qui va émerger de la société civile pour le remplacer?


Poutine s’inscrit dans une situation gaullienne, dur genre «moi ou le chaos»?

Oui. Et pour rester dans le ton, je rappelle que pour sa succession de Gaulle disait ne pas redouter vide mais le trop-plein. Il y aurait pléthore de candidats, mais pas un susceptible de largement fédérer.


Qui pour prendre la place?

Le leader du Parti libéral démocrate Vladimir Jirinovski flirte avec l’extrême droite. Les communistes du KPRF de Guennadi Ziouganov apparaissent comme des conservateurs, des réactionnaires qui ne veulent pas admettre les crimes du léninisme et du stalinisme… Mais ce sont de partis représentés à la Douma, qui cristallisent le vote protestataire.


Dans le paysage politique, il n’existe pas de parti plus «présentable»?

Du point de vue occidental si. Il existe un parti qui se réclame du libéralisme et de l’économie de marché : Iabloko. Mais il ne rassemble que 3% des voix.


Pour quelles raisons ?

Parce que les Russes conservent un très mauvais souvenir de la thérapie de choc libérale appliquée dans les années 1990 par Boris Elstine et Egor Gaïdar. Elle s’est surtout traduite par une inflation record et un recul de 40% du produit intérieur brut, alors qu’il n’avait régressé que de 24% pendant la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement s’est accompagné de la mainmise des oligarques et des mafias sur l’économie tandis que le pouvoir était à la botte du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Dans cet épisode, les libéraux se sont décrédibilisés.


La contestation actuelle fonctionne-t-elle comme une «construction» aux yeux d’Occidentaux qui n’y verraient qu’une représentation d’une société en quête de démocratie?

Bien sûr. On projette notre regard occidental sur la Russie. Dès qu’un pouvoir est contesté dans la rue on s’imagine qu’on a nécessairement affaire à des démocrates qui s’insurgent. Mais ce n’est pas toujours le cas. Sinon pourquoi tous ces gens n’ont-ils pas voté pour Iabloko?


Alors Russie unie subit l’usure du pouvoir?

Oui mais, elle reste le premier parti de Russie. Vladimir Poutine dispose encore d’un solide socle de popularité face à une opposition très divisée.


La remise en question actuelle signifie-t-elle qu’il doit se consacrer à la politique intérieure?

Poutine ne favorise pas plus la politique étrangère que la politique intérieure. La politique étrangère est la même depuis 2003. Lorsqu’il tient tête sans concessions à l’Otan et aux Etats-Unis, tout le monde l’approuve dans le pays. Sur le plan intérieur, il a, à mon sens, deux grandes priorités. D’abord réussir la diversification de l’économie russe trop basée sur le pétrole et sur le gaz. On constate déjà des progrès. Ensuite, poursuivre la mise en œuvre d’une politique démographique engagée pour relancer la natalité dans un pays vieillissant.


Pour la Russie, il s’agit presque de missions historiques non?

Je pense que lorsqu’on est au Kremlin on doit forcément penser à la trace qu’on laissera dans l’histoire. Poutine a régulièrement cité Stolypine*, le premier ministre du tsar Nicolas II qui modernisait le pays à marche forcée. L’ambition de Poutine, je crois, c’est de gérer la transition vers un système politique européen, démocratique et libéral, sans effusion de sang, sans anarchie, bref dans l’ordre. S’il y parvient, il aura réussi ce que bien des tsars, Pierre le Grand, la Grande Catherine ou Alexandre II, ont toujours rêvé de réaliser sans jamais y parvenir…

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