ANALYSES

Pourquoi le conflit syrien s’exporte au Liban

Presse
5 juin 2012
Karim Émile Bitar - Paris Match.com
Pouvez-vous nous expliquer l’origine de cette recrudescence de violences au Liban, dans le sillage de la crise syrienne et sur fond de conflits intercommunautaires?

Ce qui se passe actuellement au Liban n’est que la répétition d’un schéma classique. En effet, ce qui caractérise la scène libanaise depuis un siècle, c’est sa capacité à importer des conflits externes, et même à en fomenter de nouveaux, sur un terrain déjà conflictuel, et dans un contexte d’affrontement régional. Le pays vit des batailles par procuration à cause de la clientélisation des communautés libanaises: à l’image de ce qu’il se passe dans la région, toutes les communautés libanaises se cherchent un protecteur à l’étranger. Ce n’est pas récent. Au XIXe siècle, les Chrétiens d’Orient étaient sous la protection de la France; les druzes étaient sous la protection des Britanniques… Aujourd’hui, la communauté sunnite est dans l’orbite saoudienne, et la communauté chiite dans l’orbite iranienne. Depuis l’assassinat de Rafic Hariri, en 2005, il y a donc un conflit larvé entre d’un côté, l’axe «irano-syrien», dont le Hezbollah [le parti chiite libanais au pouvoir au Liban, Ndlr] fait partie, et l’axe saoudien, qui comprend également les monarchies arabes du Golfe, farouchement hostile au régime de Bachar al-Assad, et l’Occident. Depuis, les deux camps se sont livrés plusieurs batailles en instrumentalisant les deux communautés libanaises.


Du coup, que s’est-il passé concrètement à Tripoli, ville du Nord du Liban, où de nouveaux affrontements ont eu lieu après le massacre de Houla (qui a fait plus d’une centaine de morts dont une majorité de femmes et d’enfants le 25 mai, en Syrie)?

Tripoli est une ville très pauvre, dont le taux d’extrême pauvreté est même de 64%, le plus élevé du Liban, où vit une petite communauté alaouite –qui est, rappelons-le, une branche du chiisme. Cette communauté vit principalement dans le quartier de Jabal Mohsen, qui concentre donc de nombreux partisans du régime d’Assad, qu’il peut activer à sa guise. Et à moins de 100 mètres de là se trouve le quartier sunnite salafiste de Bab el-Tebbaneh, qui ressent de la solidarité pour les sunnites syriens persécutés depuis maintenant quinze mois, et est majoritairement hostile au régime de Damas. Depuis un an, un conflit a donc éclaté entre ces deux quartiers, mais il restait jusque-là relativement circonscrit. Mais plus le temps passe, plus les tentatives de poursuivre le combat syrien sur le sol libanais se multiplient, et moins la rue obéit à ses leaders.


Les salafistes sont-ils encore contrôlables?

Que peut-on craindre concrètement?

Toute la question est de savoir si les leaders traditionnels sunnites –notamment les milliardaires Saad Hariri et Najib Mikati*- vont réussir à reprendre la main, ou si les salafistes vont imposer leur loi et faire de Tripoli leur bastion, et la base arrière pour soutenir logistiquement, militairement et financièrement l’opposition syrienne (et notamment l’armée syrienne libre). Jusque-là, les grands leaders communautaires se servaient de leur fortune pour garder la main, mais les mécanismes traditionnels vont-ils suffire, cette-fois, à contrôler les milieux sunnites les plus radicaux? Les tensions actuelles entre sunnites et alaouites n’est en fait qu’une petite partie émergée du conflit sunnites-chiites au Moyen-Orient.


Le président Sleiman a prévu un dialogue national le 11 juin. Que peut-on en espérer?

Le dialogue national est un serpent de mer. On en parle depuis plusieurs années. En outre, quand les grands leaders se réunissent, c’est souvent l’échec, car le maximum que les uns sont prêts à concéder est souvent inférieur au minimum que les autres sont prêts à accepter. Le principal problème est celui des armes du Hezbollah, qu’il détient depuis la guérilla de 2006, alors que l’Alliance du 14-Mars [sunnite, ndlr] estime qu’elles n’ont plus de justification. Mais quand bien-même ils le voudraient, les Libanais ne pourraient pas régler cette question seuls, encore une fois, du fait de la clientélisation de ses communautés. Les leaders libanais ne sont pas véritablement maîtres de leurs décisions. Pour la question des armes, ils devraient par exemple en référer à leurs «parrains» extérieur, et en l’occurrence, la dégradation des relations Etats-Unis-Iran ne permettrait sûrement pas de trouver une solution. Si aucune décision de fond n’est donc à attendre de ce dialogue national, il reste toutefois important car il y a eu une dizaine d’incidents sur le terrain, qui rappellent les jours les plus sombres du Liban: il va pouvoir rassurer la population, mais aussi les marchés.


La France, dans le camp de l’opposition syrienne

La France a-t-elle un rôle à jouer?

La France a apparemment choisi le camp du changement de régime en Syrie, donc celui de l’Arabie saoudite, du Qatar et des Etats-Unis. Ce qui n’a fait qu’accroître le ressentiment du camp irano-syrien. A part continuer de prononcer des discours sur l’intégrité du territoire libanais [Le Liban a été sous mandat français de 1920 à 1943, ndlr], je ne vois pas trop ce qu’elle pourrait faire.


L’émissaire international Kofi Annan a mis en garde contre un «conflit généralisé». Qu’en pensez-vous?

Comme je vous l’ai dit, il y a, en toile de fond, l’augmentation des tensions entre sunnites et chiites depuis la guerre d’Irak en 2003. Mais l’évolution de la situation est tributaire de la décision américaine d’attaquer, ou pas, l’Iran. Or, à défaut d’une guerre directe contre l’Iran, la stratégie des Etats-Unis et des pays du Golfe est apparemment, pour l’instant, de l’affaiblir via le régime de Bachar al-Assad.

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