ANALYSES

Etats-Unis : « Une culture sur plusieurs échelles »

Presse
2 novembre 2012
- Le Figaro

Directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et animateur de l’émission Soft Power sur France Culture, Frédéric Martel est l’auteur de De la culture en Amérique et de Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, («Champs»/Flammarion). Il dresse un état des lieux culturel de l’Amérique.


La culture américaine fait-elle toujours rêver le monde?

En partie, oui, mais cela dépend des pays et des secteurs culturels. En Chine et au Mexique, le cinéma américain fait encore rêver – certainement plus que le cinéma local. En Inde et au Japon, en revanche, on vit très bien avec la culture nationale. En Iran, à Cuba, au Vietnam, le cinéma américain domine, vendu massivement sous le manteau. Il y a donc une règle qui se vérifie partout: sans production locale forte, le cinéma américain règne. Les quotas et la censure n’y changent rien. Avec moins de 20 films par an autorisés, les Américains font plus de 50 % du box-office en Chine, quand ils ne dépassent pas 10 % en Inde où il n’y a ni censure ni quotas. Dans le jeu vidéo, la suprématie américaine est encore plus grande, même quand les studios sont européens (les Français Vivendi Games ou Ubisoft font souvent des jeux vidéo anglo-américains). Dans la musique, en revanche, la production locale est forte partout. Si les Américains réussissent à produire la seule musique vraiment globale, la concurrence nationale est une vraie menace pour eux. D’ailleurs, sur les trois grandes majors, une est française (Universal-EMI), une japonaise (Sony-Colombia) et une seule américaine, Warner, le plus petit, racheté par un fonds de pension russo-américain. Partout la culture américaine domine encore, mais partout les cultures nationales résistent bien.


De quelle culture parle-t-on? Y en a-t-il une seule ou plusieurs?

Les Américains sont capables de produire et diffuser leur culture «sur différentes échelles». C’est la singularité de leur système. Les produits américains ne déferlent pas sur le monde avec la seule culture mainstream: les blockbusters au cinéma, les best-sellers en littérature, les hits en musique ou les séries télévisées. Certes, il y a Disney, Avatar et Lady Gaga et cela marche (presque) partout dans le monde. Mais, parallèlement, la culture américaine que nous aimons est aussi une high culture, «de qualité»: l’art américain est très dynamique. De Merce Cunningham à Martha Graham, de Bill T. Jones à Trisha Brown, ils sont depuis longtemps omniprésents en danse. Regardez la littérature de qualité, de Philip Roth à Bret Easton ¬Ellis ou Jay McInerney. Dans les arts plastiques, l’influence américaine est forte. Ajoutez-y la contre-culture et les cultures communautaires: le théâtre noir d’August Wilson, latino de Nilo Cruz, sino-américain de David Hwang, juif-gay de Tony Kushner: c’est aussi par la diversité que les États-Unis nous influencent. Enfin, il y a les cultures numériques, de Facebook à Twitter, où les Américains sont très innovants et puissants. Et lorsqu’on veut critiquer ce système, on a besoin des films de Michael Moore, des ¬livres de Noam Chomsky et du Monde diplomatique qui traduit souvent des articles de The Nation! C’est cela le vrai impérialisme américain: être leader sur le mainstream, les niches, l’art de qualité, la contre-culture et aussi sur la critique de son propre système de domination.


Qui peut menacer leur suprématie?

Les Américains restent leaders, c’est incontestable. Je suis convaincu qu’ils le resteront à cause de leur écosystème si particulier. D’un côté, il y a des industries créatives puissantes, capables de sortir un film dans 120 pays en presque autant de langues le même jour. De l’autre, grâce à des institutions à but non lucratif, des universités, vous avez une décentralisation culturelle stupéfiante, une diversité forte, des moyens financiers et, en définitive, presque autant d’artistes qui réussissent à travailler aux États-Unis qu’en Europe sans ministère de la Culture.


Mais les Américains ne sont plus les seuls. Les pays émergents se hissent aujourd’hui avec leur culture, leurs médias et leur numérique. Je l’ai vu ce mois-ci en menant des enquêtes au Mexique, en Russie, en Afrique du Sud et au Brésil. Les géants culturels des pays émergents investissent en Europe et aux États-Unis. Ils donnent naissance à des géants du Web et des télécoms partout (Naspers en Afrique du Sud, Carlos Slim au Mexique, TVGlobo au Brésil, al-Jazeera dans l’information, le sport et bientôt la culture, Rotana dans la musique et le cinéma arabe, Baidu en Chine, etc.). Les Américains ne sont plus seuls. Nous allons vers un monde beaucoup plus multipolaire avec des capitales culturelles sur les cinq continents et des leaders régionaux puissants.

Sur la même thématique